Jean-Claude Acquaviva présente "Di Corsica Riposu, requiem pour deux regards" sur RCFM ("Dernier cri")
Larges extraits de l'émission diffiusée sur RCFM le mercredi 13 avril 2011.
Jean-Claude Acquaviva interviewé par Vincent Zanetti
Voici deux émissions qui avaient échappé à mon attention. Diffusées en août 2011, ces deux épisodes de l'excellente émission de Vincent Zanetti, L'Ecoute des Mondes sont consacrées aux "rencontres insulaires" d'A Filetta ainsi qu'au Requiem :
De Danyel Waro à Paolo Fresu et Daniele di Bonaventura : entre Corse, Réunion et Sardaigne, les rencontres insulaires d’A Filetta.
Première partie d'un entretien avec Jean-Claude Acquaviva, porte-parole et directeur artistique de l'ensemble corse A Filetta, enregistré à l'occasion d'un concert donné au théâtre du Crochetan, à Monthey, le 5 mai 2011.
Avec plus de 30 ans de carrière et une quinzaine de disques à son actif, A Filetta fait figure de vétéran du chant polyphonique corse. Acteur important de la reconnaissance internationale du patrimoine oral corse, musical et linguistique, l’ensemble a su rester toujours créatif et ouvert aux influences nouvelles. Ses rencontres avec des artistes grecs, sardes ou géorgiens ont affermi sa démarche et enrichi sa musique, faisant de lui le pionnier d’une tradition renouvelée et sans complexe.
Entre 2010 et 2011, deux collaborations aussi précieuses qu’imprévisibles ont contribué a modeler encore le profil musical d’A Filetta. La première avec Danyel Waro, prince blanc du maloya de la Réunion, a laissé une première trace discographique dans le dernier opus de cet artiste. La seconde avec les jazzmen sardes Paolo Fresu (trompette) et Daniele di Bonaventura (bandonéon) a été immortalisée par un CD, Mistico Mediterraneo, paru chez ECM en février 2011.
Di Corsica Riposu : la spiritualité du chant polyphonique corse selon A Filetta
Seconde partie d'un entretien avec Jean-Claude Acquaviva, porte-parole et directeur artistique de l'ensemble corse A Filetta, enregistré à l'occasion d'un concert donné au théâtre du Crochetan, à Monthey (Valais), le 5 mai 2011.
En juin 2004, une commande du festival Saint-Denis permet la création d’un requiem inspiré par la disparition tragique de deux jeunes gens proches du groupe : Di Corsica Riposu, requiem pour deux regards. Sept ans plus tard, c’est une oeuvre de maturité qui paraît sur CD au printemps 2011.
Jean-Claude Acquaviva interviewé par Melchior Huureman pour Vrije Geluiden.
A Filetta : « En matière d’art, on bâtit, on avance, on propose une vision du monde et de l’homme »
08/02/2011 - MONDOMIX
On a tellement dit et écrit, ici et ailleurs, qu'A Filetta est "le plus puissant des groupes de polyphonie corse" qu'on est tenté de se contenter de cette formule un peu creuse. Par chance, en se réinventant constamment, en se lançant régulièrement de nouveaux défis, les sept chanteurs de Balagne forcent public et journalistes à les redécouvrir à chaque projet, nouveaux mais inchangés.
Ainsi, on les a aperçus en explorateurs au profit des rencontres de chants polyphoniques de Calvi, on les a entendus s'aventurer sur des bandes originales dirigées par Bruno Coulais, sur le dernier album en date de Danyel Waro et sur un album récent avec Paolo Fresu et Daniele di Bonaventura, ... Mais, cette fois, c'est en penseurs libres et expérimentés (voilà plus de trente ans qu'ils réinventent leur art) que nous avons voulu vous les montrer ...
La contre-culture est elle pour vous une réalité ?
Si oui, à votre avis, quelles personnalités ou structures pourraient la représenter aujourd'hui en France ?
Jean-Claude Acquaviva : Le terme de contre-culture ne me semble pas véritablement approprié. Je crois qu’en matière d’art et de culture, on ne s’inscrit pas pour ou contre quelque chose (ici, une autre culture) ; on bâtit, on tisse, on avance, on explore, on propose une vision du monde et de l’homme. En revanche on peut se battre pour que, ce qui nous semble injuste et néfaste pour nous tous en tant qu’êtres, ne triomphe pas. C’est, je crois, ce qui guide nos pas depuis toujours.
Nous évoquons dans notre dossier spécial la revendication de la lenteur, la transmission des outils de communications aux minorités, l'artivisme (performances à la fois artistiques et politiques), la défense des cultures minoritaires d'ici et d'ailleurs, les coopérative de production et de diffusions culturelles, ...
Vous reconnaissez-vous dans l'un de ces gestes ou l'une de ces attitudes qui peuvent ressembler à de la contre-culture ?
Jean-Claude Acquaviva : J’ai comme le sentiment que nos conceptions actuelles de la culture sont bipolaires : d’un côté il y a « la grande culture » et de l’autre « le grand bazar » où règne en maître le roi buzz… Les acteurs culturels sont trop souvent, soit des « installés » condescendants soit de nouvelles pousses désireuses « d’y parvenir » par tous les moyens en ayant recours à la technique des mauvais marchands : le coup. Nous sommes partisans d’une refondation totale de cette conception étriquée et surtout nocive pour notre hygiène sociale.
Dans votre démarche artistique et citoyenne, vous agissez pour (en faveur de) quoi ? Et contre (en réaction à) quoi ?
Jean-Claude Acquaviva : Notre démarche artistique ne peut être dissociée de celle de citoyens qui rejettent un monde obnubilé par l’efficience et le profit. Nous croyons profondément à la formation des esprits par la mise en culture d’un vrai sens critique.
Propos recueillis par François Mauger
A lire sur le suite de nos amis de Tra Noi, l'interview réalisée au restaurant du théâtre d´Hasselt, en Belgique, en avril 2010. Suivre ce lien.
Come
due anni fa, Bobby McFerrin, nel 2009 è lo gruppo vocale corso "A
Filetta l'invitato come "Artist in Residence" allo "Stimmen"
Festival. Entro una settimana, i sette uomini si esibirono in tre
progetti molto diversi. Annette Mahro (Badische
Zeitung) ha
incontrato il leader del gruppo a Lörrach.
BZ: Jean-Claude
Acquaviva, dicon che "A Filetta", è Lei. Ma non ha fondato il gruppo ...
Acquaviva:
No, effettivamente sono arrivato solo un mese dopo la
creazione del gruppo nel 1978, avevo 13 anni. Oggi sono il
compositore, e spesso il portavoce, anche durante le rappresentazioni.
Ma
questo non ha nulla a che fare con il fatto che io sarei l'unico, che
possa o voglia farlo. E 'solo (ride) più facile, più comodo,
diciamo, per gli altri. Ognuno invece
interviene nel processo decisionale, ciascuno dà i suoi
suggerimenti e le sue idee, questo è molto importante per noi.
BZ:
Al festival Stimmen, non venite soli. Dopo
l'introduzione con Sidi Larbi Cherkaoui, c'è oggi la
creazione originale del Burghof
"Pessoassion", una riflessione sulla letteratura di Fernando Pessoa.
Come sono andate le cose ?
Acquaviva: Era
l'idea di Helmut Bürgel. E già venuto un paio di volte al Festival di
Polifonie di Calvi che noi organizziamo ogni anno. Per
noi è già la terza visita a Lörrach. Ci ha portato
Pessoa, così come la musicista Joana Aderi,
l'attore Peter Schröder, il
fotografo Torsten Warmuth e, naturalmente, la regista Marion
Schmidt-Kumke che ha messo tutto
in scena, e con la quale abbiamo anche collaborato in Corsica. Anche
se tutto sia completamente fissato, il spettacolo rimane
un'avventura viva.
Une nouvelle interview publiée par Mondomix (2008)
Jean-Claude
Acquaviva e A Filetta festeggiano quest’anno trent’anni
d’una carriera esemplare e i 20 anni delle « Rencontres Polyphoniques
de Calvi » dal 9 al 13 settembre 2008. La loro visione del mondo è
acuta.
Qual'
è la situazione culturale della Corsica oggi? Il minimo che possiamo dire è
che la Corsica è in una situazione un
poco paradossale. Notevoli sforzi sono stati compiuti in molti settori
(letteratura, musica, teatro, cinema, arti visive, ecc ...), spesso
anche con mezzi di fortuna, e ha portato ad una produzione abbastanza
fenomenale data la bassa densità di popolazione di tutta l'isola.
Purché non ci sono impotante spinte di frequentazione di luoghi di
intrattenimento. Va detto che la mancanza di infrastrutture non ci
facilita il compito e, in alcuni casi, è riuscito ad avviare
l'entusiasmo di chi, per tre decenni, ha tentato di fare avanzare le
cose. La Corsica continua ad andare avanti, ma un po 'come un filo!
Temo che questo è così per un lungo periodo di tempo, perché i nostri
corpi politiche nazionali e regionali non sembrano riconoscere che la
cultura è anche un igiene sociale chi, tessando un legame, produce
senso.
In che senso è questa situazione diversa del resto della Francia?
La Corsica ha mobilitato tutte le sue forze dagli anni ‘70 per salvare
ciò che poteva essere ancora salvato. Per questo motivo, vi è una forma
di attivismo culturale connesso al problema della "diffesa
dell’identità". Cio chi spiega tanto entusiasmo, una tale forza, e
anche chi traduca simultaneamente reale difficoltà di percezione di un
mondo in cui abbiamo sempre qualche paura ad inserirci ... è
l’appannaggio degli insulari?
Qual è per voi la posta della difesa della lingua?
In realtà, noi, come creatori, non ci chiediamo il problema
della sua
difesa; la nostra lingua s’impone a noi, si devide nel nostro
respiro. In quanto cittadino, naturalmente noi appoggiamo tutte le
iniziative che possono rafforzare la sua pratica nella società
corsa.
Per fare questo, chiediamo ancora più modi per essere trasmessa,
insegnata, rivelate arricchita. Noi siamo una vera e propria campagna
per il riconoscimento e guardare sempre avanti a che la Francia ha
deciso di ratificare la Carta europea sulle lingue minoritarie. Solo
una co-ufficialtà potrebbe garantire a la nostra lingua una vera e
propria capacità di essere reinvestita nello spazio pubblico. Essa deve
riprendere il suo posto e non essere solo la lingua del canto o dal
dramma.
Per voi, c'è un'etica da rispettare per fare evolvere le
tradizioni ?
Abbiamo sempre detto
che una tradizione ha significato solo per essere
superata. Si tratta di un movimento, un incessante costruzione. L'unica
etica che vale la pena, a mio parere, è di essere onesti con
se stessi.
E probabilmente perchè siamo instancabilmente ripetando: "è meglio
desiderare di essere quel che difendiamo piuttosto che
voler difendere quello che siamo !" Vi
è un bello aforisma di René Char che amiamo citare: "i più pure colture
sono seminate in un terreno che non esiste,
eliminarono la gratitudine e
non devono che alla primavera." Dio sa se siamo impegnati in
nostro suolo, ma
si potrebbe essere se non ci aspira a diventare la promessa della
primavera?
Come
la conoscenza delle tradizioni ci aiuta a considerare
il mondo?
In primo luogo, perché voler
sapere è cercare di capire. In
secondo luogo, perché è illusorio e pericoloso pensare che le
tradizioni si
riferiscono soltanto alle radici; al di là del fatto
che si differenziano per la nostra prassi, ci confondono nella
stessa condizione umana.
"hè
andatu u tempu à impachjà si in i libri
è di noi hè firmatu
cio' chi' un erede pensa :
un andatu, un
erta,
una fiarata intensa
è nant'à l'allusingà
una nivaghja immensa"
"è andato il tempo a
perdersi nei libri
E di noi hè fermato cio
'che un erede pensa :
un sentiero, una rupe,
una fiammata intensa
e sulla pelle delle
nostre illusioni
un'abbondante nevicata "
Le vostre canzoni fanno spesso riferimento ai religioso; quale
posto e
quale forma prende la spiritualità nella vostra vita?
Il repertorio
polifonico tradizionale è in gran parte legato alle
pratiche religiose. Perpetuandolo e estandolo mediante la
creazione, gli attribuimo un posto importante nel nostro cammino e
nelle
nostre vite. Non credo che si dovrebbe vedere l'adesione al
dogma. Per
noi, la religione è tutto ciò che lega. E 'un modo per comprendere
l'altro come una parte di noi stessi. Uno dei nostri brani, da un
requiem creato nel 2004 al Festival di St Denis ( "Di Corsica riposu
- Requiem pour deux regards"), dice: "figliolu d'ella, si' figliolu di
meiu"
"perché sei il suo
figlio , sei anche il mio. " Queste poche parole dicono più
che lunghi discorsi su nostro
disegno della relazione con l'Altro.
Come vede il ruolo della religione nella società contemporanea ? E
giusto?
Ho sempre molte
difficultà a capire come le religioni possono convivere
con i valori che fondano e organizzano le nostre società
: essere
il
migliore, essere un vincitore, sapere limitare la propria
responsabilità in
tutte le eventualità, concepire il benessere solo per se
stesso o
per la propria famiglia, il successo
individuale, ecc. Questo
probabilmente
spiega perché molto spesso si vivono come un rifugio, un muro,
provocando posizioni di ripiego, vale a dire l'esatto opposto di ciò
che si suppone di professare. Da parte nostra e senza alcuna pretesa,
diciamo, da molto tempo, che ci sembra che la vita è una di quelle
battaglie da combattere dove occorre essere ne vinti ne
vincitori,
ma cresciuti, e noi siamo, come uomini, tutti i
responsabili
di tutto!
Nel vostro lavoro i testi hanno un posto preponderante, come si fa a
scegliere? Permettetemi di dire
prima che vi sia un rischio significativo che
nella nostra polifonia il suono prevale sul significato, perché
l'armonia è una lingua con una forte personalità! Questo è
probabilmente il motivo per cui attribuiamo tanta importanza al verbo,
al suo significato e la sua musicalità che devono essere uno.
Noi scriviamo
molti dei testi cantati e detti durante i nostri concerti. Possiamo
anche citare autori, quando sembra che ci
illumini nostro
canto. Le nostre scelte si svolgono in base ai nostri letture e sono
guidati dai nostri gusti letterari.
Hai adattato un testo da Primo Levi in memoria della
Shoah, che cosa ti
ha portato a farlo?
E'
sopratutto la verità di questo testo commovente che
porta con sé tutti gli stigma dell'orrore, della sofferenza di chi ha
vissuto e sofferto la barbarae. Primo Levi ha detto che se è
impossibile capire, è necessario conoscere, perchè quello che
fu potrebbe essere ancora;
coscienze potrebbero nuovamente essere sedotte e oscurate. Anche I
nostri ! Questa canzone è un
grido ancora più irresistibile che le parole di
Levi continua a non essere ascoltata, sempre e in tutti i
luoghi ...
Vous
avez créé un festival, "les rencontres de chants polyphoniques de
Calvi"; quelles difficultés rencontrez-vous à perpétuer cet évènement ? Ces
rencontres sont un rendez-vous annuel de tout ce que la planète compte
d'expressions vocales polyphoniques. Cet évènement fêtera en septembre
prochain ses 20 ans. Les difficultés auxquelles nous sommes confrontées
sont essentiellement d’ordres économiques et financiers : la
programmation nécessite des moyens croissants dans la mesure où il faut
toujours aller plus haut et surtout plus loin. Les budgets consacrés
aux transports des artistes, notamment, sont de plus en plus lourds.
Or, les aides publiques décroissent, et notre capacité d'accueil est
limitée puisque nos lieux de concerts (une église et un oratoire)
constituent des jauges très modestes. Nous ne disposons toujours pas de
salles dignes de ce nom et sommes soumis au risque (pas toujours facile
à assumer) d'une programmation de plein air... chacun sait que notre
météo est "royale" mais pas toujours !!! Enfin, le sponsoring
privé est extrêmement faible. Pour le reste, Dieu merci, l'enthousiasme
de dizaines de bénévoles assure à cette manifestation une belle
vivacité et surtout lui confère une générosité louée par l'ensemble des
artistes accueillis.
En quoi ce festival a influencé votre travail ? Tout
d'abord il nous a fait mieux appréhender notre propre tradition vocale
en la replaçant dans sa matrice. Notre musique en est ressortie plus
forte, plus confiante et surtout mieux assumée. La découverte d'autres
sillons vocaux nous a naturellement incités à intégrer certaines
influences ; le chant géorgien par exemple, dont nous disons volontiers
qu'il nous aura appris à dire tendrement des choses puissantes et
puissamment des choses tendres. En outre, chaque édition apporte son
lot de "claques" musicales nous incitant à nous remettre au travail dès
le départ de nos invités.
Aux Rencontres, des traditions du monde entier se croisent; comment
interfèrent-elles entre elles ? Ce
qui semble fort intéressant, c'est que passée la surprise de la
découverte, les uns et les autres "s'ouvrent" totalement. Ces
rencontres ont bâti leur réputation sur trois éléments essentiels :
- la qualité de l'accueil
-
les artistes sont nos invités sur toute la semaine, même lorsque leur
concert a lieu en tout début ou en fin de programme. C'est une façon de
leur donner le temps et la disponibilité indispensables à l'écoute de
l'autre. C'est évidemment plus lourd sur le plan financier et sur celui
de la logistique, mais ça nous semble inhérent à toute notion de
rencontre.
- nous aimons suivre les artistes dans leur trajectoire
respective et faisons partager au public ce recul. Souvent, il nous
semble constater que tel ou tel nous revient des années plus tard,
nourri d'influences et de pratiques ici acquises. C'est une façon
naturelle de redonner aux traditions l'opportunité d'une certaine
"mobilité".
A Filetta fête ses trente ans ; qu'est-ce que cela signifie pour vous ? 30
ans c'est déjà un beau parcours. Le rêve se poursuit et continue à
faire de nous de grands privilégiés. Ce qui explique cette longévité
c'est probablement l'importance que nous avons toujours accordé à la
capacité de chaque chanteur à s'abandonner au collectif sans jamais
renoncer à sa propre personnalité. Sur ce plan nous avons la prétention
d'affirmer que nous constituons une vraie demeure sociale ; un cocon
bienveillant qui nous permet d'appréhender l'extérieur en toute
sérénité. Un de nos amis, Pierre Baqué, vient de nous écrire une très
belle lettre qui se termine par ces mots: "Vous chantez, et se crée
autour de vous une chapelle qui nous abrite". N'allez pas croire que le
fait de rapporter ces paroles soit le signe d'une grande immodestie,
mais nous aimons tant l'idée de pouvoir contribuer un tant soit peu au
bonheur de chaque être qui nous "prête" une oreille.
"votre enfer est pourtant le mien,
nous vivons sous le même règne
et lorsque vous saignez, je saigne
et je meurs dans vos mêmes liens
Quelle heure est-il ? quel temps fait-il ?
j'aurais tant aimé cependant
gagner pour vous, pour moi perdant
avoir été peut être utile"
L. ARAGON
"Il vostro inferno è anche il mio,
viviamo sotto lo stesso regno
e quando sanguinate, sanguino io
e io muoio nei stessi legami
Tuttavia, come mi sarebbe piaciuto
vincere per voi, per me perdente
forse essere stato utile "
L. ARAGON
Entre l'intention de départ et votre existence actuelle, qu'est ce qui
a changé ? Lorsque
le groupe a été créé j'avais 13 ans ! Il est évident que nous
n'envisagions pas à l'époque que nous ferions de telles découvertes !
Notre préoccupation première était de participer à une sorte d'élan
culturel qui était censé restituer à notre terre son vrai visage ; car
qui pourrait nier aujourd'hui que la Corse a subi une réelle politique
d'éradication de son identité depuis deux siècles ? Aujourd’hui ce
mouvement a beaucoup mûri et est parvenu à s'extraire du piège de la
réaction. Désormais nous ne nous comportons plus comme des enfants qui
crieraient sans cesse " je veux parler !" ; aujourd'hui nous parlons !!
Nous avons acquis aussi la conviction que la "défense" de toute
identité passe par l'identité plus que par sa défense. Enfin, le fait
d'avoir choisi, il y a 15 ans, de vivre du chant nous aura permis de
nous consacrer pleinement à ce travail qui nous passionne encore et
encore.
En pièce jointe, l'édito du dernier numéro de Mondomix. Comment vous
fait-il réagir ? Qu'il
nous soit permis ici de féliciter Marc Benaïche pour cet édito qui
emporte notre adhésion totale et inconditionnelle. Nous sommes outrés,
révoltés, écœurés par l'hypocrisie de nos sociétés qui continuent à
faire leur business en piétinant allègrement des populations entières
et leurs droits fondamentaux. A nouveau nous l'affirmons : nous sommes
tous responsables de tout. On écrase, on bafoue, on altère au nom de la
sacro-sainte croissance; c'est indigne et dégueulasse ! De la même
façon, on reconduit à nos frontières ceux-là même qu'on a spoliés,
ruinés, niés, asservis et qui en sont réduits à risquer leur vie dans
une embarcation de fortune ou dans le train d'atterrissage d'un avion
pour sauver leur peau, et on a même le culot de leur dire "qu'on ne
peut pas accueillir toute la misère du monde ! " ; quel courage !
Quelle générosité !
Pour avoir tourné un peu le monde, nous avons
souvent été sidérés par la façon dont nous, les occidentaux, continuons
à nous comporter ailleurs ; la parole de Césaire demeure d'une
effrayante actualité...
Un disque, un livre, un film qui vous ont récemment marqué ? Le
dernier album de Gabriel Yacoub, "de la nature des choses" : une pure
merveille. Je persiste à croire qu'il est parmi les meilleurs, sinon le
meilleur chanteur français !
Benjamin MiNiMuM
Exclusif : Entretien au Carubbu
Ce 12 juin 2008, en compagnie de
nos amis néerlandais de Tra Noi, Laurent et Suzan et leur fils Julien,
et de Joëlle et Jean-Paul Pillot, nous étions les invités d'A Filetta
au Carubbu. Après un repas très convivial, Jean, Paul et José se sont
prêtés à nos questions.
Sur
la terrasse du Carubbu...
Suzan,
Laurent, Julien, Anne Marie, Maxime et sa fille, Jean-Paul et Joëlle
Les 30 ans d'A Filetta
Jean-Claude Casanova :
Vous allez bientôt fêter (même s’il n’y aura pas de commémoration
officielle) les 30 ans d’A Filetta. Ma question sera plutôt pour Jean,
puisque tu es l’un des créateurs du groupe. Tout d'abord, quel bilan
tirez-vous de ces 30 ans, et y-a-t-il des choses que vous regrettez
d’avoir faites, ou bien des choses que vous regrettez de ne pas avoir
faites pendant ces 30 années ?
Jean Sicurani :
La question s’adresse à tous. Non, on ne regrette rien. Nous avons
toujours assumé ce que nous avons fait, et non seulement assumé, mais
pris beaucoup de plaisir à le faire. Nous avons toujours été en
parfaite osmose dans les différents projets. Même si au départ nous
n’étions pas forcément tous convaincus du bien fondé de tel ou tel
projet, au final on s’en trouve tous grandis.
Cela a été un
très beau parcours, et j’espère qu’il perdurera pendant quelques
années, bien que les ans commencent à peser ! Des projets qu’on n’a pas
faits ? Nous avons fait pas mal de choses, nous avons sûrement beaucoup
de choses à faire, on verra, c’est le temps qui va nous permettre
d’avancer.
Jean
(photo : Anne Marie
Casanova)
JC : J’avais donc prévu de
commencer par un bilan, puis des questions sur votre nouveau CD Bracanà
et sur A Filetta aujourd’hui, ensuite les projets et enfin les
prochaines rencontres, mais nous en avons déjà parlé avec Valérie.
1901
Laurent Lohez : Alors, passons à Bracanà. Une question sur 1901. Je suppose que
Tao est mort maintenant. Sur quoi se base la chanson, sur des
récits ?
Jean :
C’est quelqu’un que j’ai connu, puisqu’il
habitait Calvi. L’histoire de la chanson est liée à la rencontre avec
les chanteurs géorgiens, mais surtout avec l’amour et la passion que
l’on partage avec Jean Temir, un des fils de Tao qui était géorgien. Le
chant a été composé à la mémoire de Tao et du père de Cathy Antonini
qui est ma tante par alliance. Son père était géorgien du Caucase. Tao
est venu et a vécu en Corse. Le père de Cathy a été exilé en France,
pas en Corse, mais elle a fait souche en Corse, s’est mariée avec un de
mes oncles, elle a eu des enfants, a toujours vécu ici.
C’est donc
cet amour à la fois pour ce pays qu’on a découvert à travers les
chanteurs géorgiens et aussi physiquement puisque nous y sommes allés
chanter plusieurs fois. Et personnellement, c’est un des plus beaux
souvenirs de rencontres avec un groupe humain, les chanteurs et leur
terre. L’accueil que nous avons eu là bas, ça a été vraiment quelque
chose que je ne saurais même pas décrire, tellement c’était fort. Ils
nous ont donné tout leur cœur, et ça ne se mesure pas, c’était vraiment
très puissant.
C’est donc un hommage à cette terre, à ces deux
personnes que tous n’ont pas forcément connues mais qui ont donné des
enfants à la terre corse, c’est la fusion de ces deux terres à travers
ce chant et l’amour pour l’humain avant tout.
Bracanà
JC
: Je voudrais revenir sur la genèse de Bracanà. D’après nos différentes
conversations, vous avez un peu changé d’idée en cours de route. Il y
avait notamment des morceaux de Bruno Coulais à l’origine ?
José
Filippi : On avait déjà enregistré le disque l’an
dernier, et on
n’était pas contents de la prise de son, du son d’ensemble. On avait
opté pour une prise de son individuelle, voix par voix, et au mixage,
on s’est rendu compte que ce n’était pas le bon choix, ça manquait de
cohésion, de vie. On a décidé de réenregistrer et aussi d’enlever les
chants de Bruno Coulais.
Paul Giansily
: Pour se consacrer plus tard à l’enregistrement des musiques de Bruno.
Cela nous semblait beaucoup plus cohérent que d’intégrer deux morceaux
qui tombent un peu comme un cheveu sur la soupe.
JC :
C’est un peu la même chose en concert : on aime beaucoup ces
chants, mais après les chants de la Passion, il y a toujours un
passage, une sorte de relâchement...
Paul : Aussi bien en qualité qu’en tension.
JC :
Je ne dirais pas en qualité, au contraire, une partie du public
apprécie même presque davantage, c’est là que les applaudissements sont
les plus forts. Cette partie du concert donne peut être une dynamique
supplémentaire, mais ça crée une rupture de ton. Je préfère un concert
plus homogène. Mais effectivement, comme le dit Jean-Paul, souvent le
public démarrait après Le lac. José :
On le ressent nous aussi. On est concentrés du début à la fin, mais
quand on aborde les chants de Bruno, ça fait non pas un relâchement,
mais comme une récréation.
JC : Finalement, sur Bracanà
il y a seulement deux créations nouvelles, 1901 et Treblinka, et
pourtant, même si on connaissait les chants du Via Crucis, on sent
une grande innovation dans ce disque. Je ne sais pas à quoi ça tient.
Peut être une étape supplémentaire ?
Paul :
Tout simplement parce que ça n’avait pas été fixé.
JC :
Oui, mais je les avais déjà entendus plusieurs fois, et j’ai
l’impression que vous avez encore franchi une étape dans votre parcours.
José :
Comme le dit Paul, c’est parce que les chants n’avaient pas été fixés.
Au niveau de l’écriture, ils ne sont
pas plus difficiles que les précédents. On n’a pas trouvé de différence. Jean :
Je suis un peu d’accord avec ce que tu dis. Même si les chants n’ont
pas été fixés ou figés sur un disque, depuis le moment où tu les as
entendus pour la première fois, ils ont évolué, et nous
aussi. En peu de temps. José :
C’est pareil pour les chœurs de Médée. En 1997 ils étaient très
différents de maintenant.
José
(photo
: Anne Marie
Casanova)
L'Invitu
JC : Justement, pourquoi avoir
réenregistré un extrait de L’Invitu ?
Paul
: On n’est pas entièrement convaincus par l’enregistrement de
Médée. On
n’est pas très satisfaits. La prise de son, notre interprétation aussi,
très pincée, ne nous convient pas du tout. On pense même à le
réenregistrer. Jean : Personnellement, je
considère que c’est
l’œuvre majeure. Ca ne me gêne pas du tout qu’on retrouve des bribes
dans différents albums, comme dans Intantu. Paul : Ça représente notre parcours des dix dernières d’années, il
avait tout à fait sa place dans le disque.
JC
: Ce n’était pas du tout une critique, au contraire !
D’ailleurs, au
dernier concert à l’Européen, j’ai trouvé que le fait peut être de n’en
avoir qu’un extrait lui a donné plus de force.
Paul : Ça demande tellement
d’implication, d’énergie…
Laurent,
Jean, Paul et José
Lode à una simpatica
zitella
Laurent
: Une question sur la monodie de Jean-Luc à propos de sa mère,
composée
par un poète sur sa mère. Quels sont ses sentiments quand il le chante ?
Paul : Ce
n’est pas une
chanson créée pour sa mère, c’est une chanson que Pampasgiolu a reprise
et a chantée pour sa mère. Pour Jean-Luc, c’est personnel, je ne peux
pas répondre pour lui. Je suppose que s’il a souhaité l’enregistrer,
c’est que ça avait de l’importance à ses yeux. José : Jean-Luc, c’est quelqu’un qui a vécu dans ce milieu, avec
les poètes, son père chantait… JC : Il a encore beaucoup de monodies en réserve ? Paul
: Oui. Sa mère enregistrait beaucoup les chanteurs. On a des
versions
originales chantées par Pampasgiolu. Ils se côtoyaient à l’époque.
Treblinka
JC : Treblinka a été composé en très peu de temps, d’après les
conversations que j’ai pu avoir avec vous. José : Ca a été composé ici au Carubbu, très rapidement. JC : La mélodie, je veux bien. Mais tout ce que vous avez fait
autour, l’apport de chacun ? José
: Les paroles sont de Jean-Yves Acquaviva. Un jour Jean-Claude
arrive
et dit : j’ai peut être un thème pour ce chant. Il s’est mis au piano,
a commencé à jouer le thème. On s’est mis tous autour du piano, chacun
a apporté, on avait pensé à des bourdons… JC : Justement, le bourdon ! C’est très novateur, unique dans
ce que vous faires, non ? Jean : Il est à bouche fermée. JC : Oui, à bouche fermée, mais il a un son très particulier. José
: ca n’a pas été une recherche particulière. C’est venu… JC : Qui le chante, d’ailleurs ? José
: Il y a Max qui fait la voix la plus grave, Jean, Ceccé et moi
faisons
un bourdon. Ceccé alterne entre le bourdon et une autre voix. Paul : il y a le bourdon aigu, aussi. JC : Oui, le bourdon aigu ! Vers la fin, avec Jean-Luc ... José
: Il y a Jean-Luc qui fait des dissonances sur l’avant
dernier couplet. Jean : A un moment donné, on change tous. Tu ne changes pas,
toi ? José
: Eu, ùn cambiu micca. Moi, je change juste sur la fin en voix
plus
haute, à l’octave du bourdon. Mais c’est vrai que ça a été créé sur 2-3
jours. On cherchait un morceau supplémentaire. JC : Et après, vous l’avez travaillé longtemps ? José
: Non, il a été fixé très vite. Techniquement, il n’est pas
tellement
difficile. Il n’est pas difficile à mettre en place, du moins. JC : Il y a effectivement des chants où il y a 7 voix
différentes, comme le Benedictus. José
: Tu as le Benedictus, le Dies Irae où il y a 7 voix vraiment
distinctes. Après, le chant varie selon les concerts comme les autres
chants, mais il n’est pas difficile. On est plus ou moins faux ou
justes… Laurent : Vous l’aviez essayé à tâtons à Utrecht sur
le piano qui se trouvait dans la salle. Suzan l’a enregistré sur son
téléphone portable !
La religion
Laurent : A propos de Beati, il est tiré directement de la
Bible ? Paul
: Oui, des Béatitudes. Il n’est pas intégral, mais il est
tiré des Béatitudes. Laurent : Votre source d’inspiration, c’est essentiellement la Bible
pour le
Chemin de Croix ? Y a-t-il d’autres sources d’inspiration ? Paul
: Il y a U Sipolcru, que l’on a repris, et U cantu di l’acqua,
qui sont
des compositions de Jean-Claude. Toutes les autres créations sont sur
des textes liturgiques. Jean : Vous êtes croyants,
pratiquants ? Car là, vous avez les mécréants du groupe ! Paul
: On suit la philosophie,
on essaie de la suivre, mais tout ce qu’on nous raconte… José
: La religion catholique fait partie de notre culture. On
dépasse la
religion, mais on a le fonds, l’éducation, même inconsciemment. On a
vécu là-dedans. Paul
: Il y a des gens qui, à
la fin des concerts,
nous demandent : "à quel ordre appartenez-vous ? Vous devez être très
croyants !". En fait, la philosophie, on y adhère, mais ç’aurait été
pareil avec une autre religion : le respect de l’autre….
Jean,
Paul et
José
Le
travail du groupe
JC :
Avez-vous évolué dans votre façon de travailler, notamment les
arrangements des chants ? Lors d’un concert récent, vous avez
chanté U Lamentu di
Ghjesù et des nouvelles compositions. Maintenant je trouve
qu’il y a un gouffre entre le traditionnel et ce que vous faites
maintenant. Est-ce différent dans votre façon de les aborder ? José :
Je vais te dire : que ce soit un chant traditionnel qu’on
chante depuis 20 ou 30 ans, pour moi il n’y a aucune différence. Chaque
note est une bataille permanente. Même sur un chant qu’on a l’habitude
de chanter, si tu relâches un tant soit peu, on tombe à côté…. JC : Je ne parlais pas tant au niveau de l’expression que
plutôt au niveau de la technique, du travail de chaque voix… José :
Non, et ça s’est vérifié à chaque fois : que ce soit sur une
création récente ou un chant que l’on chante depuis 30 ans, si tu
laisses aller un tant soit peu, si tu dis : « on le
connaît », on peut se planter, même quand il n’y a pas besoin
de technique. A chaque fois ça s’est vérifié. Un de nos premiers
concerts de cette année à Calvi a été désastreux. Parce qu’on s’est
dit : ce sont des chants qui commencent à être rodés, et puis,
non. On a fait Sumiglia,
on l’a complètement estropié, car il faut sans cesse revenir sur le
chant. C’est pour ça que les chants évoluent. Les chants de Médée, le Dies Irae, Benedictus, Treblinka, vont
être chantés différemment dans 2-3 ans. Paul : Et
l’arrivée de nouveaux chanteurs a fait que notre technique a changé. José :
On avait l’habitude de faire des bourdons à trois, Jean, Max et moi.
Quand Ceccè est arrivé, l’apport d’une nouvelle voix nous a
déstabilisés. On n’arrivait plus à retrouver notre équilibre. Il
fallait que cette voix s’intègre, qu’on prenne l’habitude de chanter à
quatre. Ça change complètement, c’est déstabilisant. Pendant un certain
temps, c’est une voix qui arrive en plus, et il faut s’y habituer. JC :
De même, nous vous connaissions moins bien à l’époque, mais
quand Jean-Luc est arrivé, j’imagine que ça a dû modifier la place de
Paul dans le groupe ? José :
Franchement, je ne pense pas. Jean :
Paul est resté pratiquement la seule voix aiguë. Il chantait très peu
en seconda, le plus souvent en terza, et
il l’est resté. C’est Paul la voix la plus haute, et de temps en temps
Jean-Claude, pas Jean-Luc. Jean-Luc chante plus en seconda. José :
Paul, l’arrivée de Jean Luc t’a perturbé ? JC :
Non, je n'ai pas dit perturbé, mais changé la façon de te
placer ? Paul :
Oui, l’arrivée de Jean-Luc a profondément changé ma manière de chanter. JC :
Ha ! José :
On a dit le contraire ! Jean : Pas
sa place, sa manière de chanter. JC :
Il faut dire qu'à l’époque, on vous connaissait beaucoup moins, et les
enregistrements étaient moins fouillés, on avait aussi plus de mal à
identifier les voix …. José :
C’est par rapport à l’écriture. Quand tu as sept voix différentes avec
aucune voix leader, comme dans Benedictus
ou Dies Irae,
évidemment, à un moment donné, tu entends toutes les voix. J-Paul :
Et aussi à force d’écouter on est plus attentif à chaque voix. Paul : Et on
ne chantait pas tous en même temps, on doublait les basses. José : Les voix se fondaient, c’est beaucoup au
niveau de l’écriture AM :
En quoi as-tu changé ta manière ? Paul : Ma
voix s’est affinée. Si je prends les enregistrements jusqu’à Passione,
c’est une autre manière de placer ma voix. José :
Ce n’est pas lié à l’arrivée de Jean-Luc. Jean : C’est lié au travail. Paul : Et
aussi sa manière de chanter m’a influencé. Jean :
Jean-Luc a une très belle voix, mais il lui a fallu pas mal de temps
avant de trouver sa place, plus que Ceccè. José :
C’est lui qui a la plus belle voix dans le groupe, mais il a eu du mal
à trouver sa place. Jean : Il y avait les cinq qui étions tout le
temps, et quand Jean-Luc chantait, tu entendais Jean Luc et les autres.
C’était flagrant. Ça a mis réellement beaucoup de temps avant
d’atteindre la cohésion. José :
Il faut que ça mûrisse, il faut du temps. Jean : C’est
nous qui lui avons apporté beaucoup ! José :
Surtout Paul. Paul a une voix magnifique et je lui dis toujours que si
j’avais une voix comme la sienne, je ferais une carrière solo. JC :
Vous tous. D’ailleurs, on entend bien chacun de vous dans Si di mè. José : Il y a des voix plus ou moins belles, pour pouvoir chanter seuls.
Jean-Luc et Paul ont une belle voix, les autres… JC :
Mais si ! Pourquoi nos amis ont-ils choisi de s’appeler
« Tra
noi », d’après toi ? José : On
privilégie le fait de chanter ensemble, de trouver un certain équilibre
entre nous. Jamais on n’a recruté quelqu’un parce qu’il avait une belle
voix. Cela n’a jamais été un critère de recrutement. JC : C’est même l’inverse qui s’est produit, non
? Certains sont partis, même s’ils avaient une très belle
voix ! José :
Exactement. Paul :Même si on est en très bons termes, mais ils n’ont pas réussi à se
fondre dans le groupe, à trouver leur place. Ils l’ont ressenti
eux-mêmes. José :
C’est dur la vie de couple, et la vie de groupe avec 6 autres, c’est
multiplié par 7 ! Chacun a sa façon de voir les choses, sa
personnalité, ça se joue à peu de choses... Laurent :
Comment ça se passe en répétition quand vous n’êtes pas
d’accord ? José :
Ça se produit parfois, on ne dit rien, mais on sent que ça ne va pas,
il faut en parler, on s’engueule, on remet tout à plat et ça repart. Il
faut en passer par là.
José,
Suzan et Jean-Claude
Cuntrastu
Laurent
:
Sur Cuntrastu,
pourquoi avoir choisi uniquement la voix de Jean-Luc et pas Jean-Luc et
une autre voix pour renforcer le jeu entre homme et femme ? Jean : On a
évoqué la possibilité de le faire, soit avec Paul soit avec
Jean-Claude, et on a abandonné l’idée. On a été un peu pris par le
temps, et ça nous a semblé plus juste de laisser la voix de Jean Luc
dans un premier temps, mais on y a pensé. José :
De plus, Jean Luc a vraiment baigné là dedans, il était le mieux
placé. Jean :
La prochaine fois… C’est vrai que le chant s’y prêtait bien, ça ne
m’aurait pas déplu, ça aurait été intéressant. Ce sera pour un autre
CD. Au départ il devait y avoir juste une monodie, puis nous avons
décidé d’en mettre deux, nous avons été pris par le temps. Mais c’est
une idée à retenir.
Tradition
et création
JC :
Avez-vous envisagé un jour, pour un concert, de ne chanter que des
créations et de ne plus chanter un seul chant traditionnel, ou
tenez-vous à garder le lien avec la tradition ?
José : On n’en est pas loin. Tu enlèves la
paghjella et la monodie, et on y est ! Jean :
On n’y pense pas vraiment, mais il n’y a pas de tabou. Paul : :
On n’a pas envie de le faire, on n’a pas envie d’enlever les chants
traditionnels, parce qu’on en a besoin. Ils ont leur intérêt, c’est un
peu comme une initiation, pour montrer d’où on vient et jusqu’où on
souhaite aller. Jean :
Et certains de nos chants qui datent un peu sont presque des
traditionnels. D’ailleurs certains chants considérés comme
traditionnels, comme la messe de Sermanu, ne sont pas si anciens. Le Tantum Ergo a été
composé en 1957. Aujourd’hui il fait partie de la tradition. Les purs
et durs vont le revendiquer comme tel. Et c’est ça, la tradition,
quelque chose qui se perpétue, qui évolue. Laurent :
Dernière question sur Bracanà :Treblinka.
De quand date le texte de Jean-Yves ? Paul : Je ne crois pas qu’il soit très ancien.
Les
projets
JC :
Il faudrait revenir sur chaque
chant, mais venons-en à vos projets. Jean, Paul et José :
Valérie ! Valérie :
Vous ne les connaissez pas, vos projets ? Jean :
Demain, on chante avec Daniele di Bonaventura, deux ou trois chants
qu’on a déjà faits avec lui pour Culomba. JC :
Quelque chose de prévu avec Paolo Fresu ? José :
Un projet différent de ce qu’on a déjà fait, une création commune avec
lui et Daniele, au printemps prochain. JC :
Personnellement je trouve qu’il y a des choses qui fonctionnent très
bien, d’autres un peu moins. Jean : Par exemple ? JC : Liberata,
j’en ai un très grand souvenir, Himalaya, Le Lac, aussi. Rex, par contre, le
mélange est plus difficile. Les avis étaient partagés dans le public.
Il y a aussi le fait qu’on est tellement habitués à entendre vos chants
a cappella que les entendre avec instruments c’est presque un sacrilège…
Danyèl Waro ? Paul :
Ce
sera une rencontre, pas une création. Jean-Claude a travaillé sur les
arrangements de 5 chants, lui deux ou trois chants. JC : On
devrait le voir aux Rencontres puis à Montreuil ? Paul :
Oui. On souhaite aussi enregistrer
rapidement le Requiem
pour le sortir l’an prochain. JC : Actuellement, vous travaillez sur de
nouvelles créations ? Paul :
Non. Il y a un projet embryonnaire sur La Grammaire de l'imagination,
encore rien de précis. Ce sera peut-être une grosse surprise. Jean : Pour le moment, on a un certain nombre de choses à
fixer, à stabiliser, donc pour le moment pas de nouvelles créations.
Mais il y a aura le travail avec Paolo Fresu, qui va demander un gros
travail de création à Jean-Claude. C’est prévu pour le printemps
prochain, donc il faut y songer maintenant. JC : Et le travail sur les textes de
Ghjuvan-Teramu Rocchi ? Paul :
Oui, c’était une éventualité, mais il n’y
a rien de concret pour l’instant.
Il y a tellement de choses... Déjà, il faut amener à terme nos projets
et faire vivre ce répertoire. C’est comme le Requiem :
c’est difficile de faire vivre ce répertoire, de lui donner un
prolongement, de le faire tourner, c’est hyper compliqué. Avec Danyel
Waro, on fera peut être deux concerts avec lui et ça va s’arrêter là.
Ou alors il aura envie de continuer, il y aura un prolongement.
Jean : Mais ça va nécessiter moins de travail. C’est plus
léger.
Un "live" ?
JC : Ce qu’on aimerait
bien, c’est un live, un CD ou un DVD. De ce point de vue, le dernier CD
est très bien enregistré, c’est presque un live. Mais souvent le
disque, c’est plus froid que ne peut l’être un concert. Vous y
pensez ? Paul :
C’est très
compliqué, ça demande de gros moyens, un ingénieur du son. L’acoustique
est différente selon qu’on est dans une salle ou une église, etc. Jean : On a souvent évoqué ça sur un spectacle comme Médée. Paul :
Déjà, on est rarement satisfait de nos
enregistrements ; alors, un live… Jean : C’est
figé. L’erreur, si elle y est, elle reste ! Laurent
: Vous préférez chanter pour un public ou pour fixer les
choses sur un CD ? Paul :
Les deux sont importants. Mais laisser
une trace, ce n’est pas primordial, le plus important c’est d’aller à
la rencontre du public. C’est ça l’essentiel. Les musiciens classiques
n’ont jamais enregistré…
On est souvent plus satisfaits des souvenirs de rencontres que des
disques. Jean : Les
CD, on les oublie vite. On les réécoute rarement. JC : Les premiers, vous les réécoutez ? Paul :
Non ! Jean :
Il y en a un, Una
tarra ci
hè, que je réécoute avec plaisir. JC :
Nous aussi, c’est un de nos préférés parmi les anciens. Paul :
On est toujours critiques, on n’arrive pas à
écouter comme si c’était un disque de quelqu’un d’autre. JC :
Justement, qu’est-ce que vous écoutez d’autre comme musique ? Paul :
De tout. Tous les styles : variété, classique, rock, hard rock.
Aussi bien la variété d’il y a 20-30 ans que ce qui se fait maintenant,
la musique classique, les musiques du monde….
Jean : Moi, un peu la même chose, moins de
variété que Paul. De toute façon, en tournée on sait ce qu’il écoute,
il chante ! Il est assez éclectique dans ses choix. Avant,
j’écoutais beaucoup de musique traditionnelle dite ethnique, maintenant
plus de classique J’ai eu ma phase hard rock aussi, mon fils en joue,
j’aime beaucoup le rock. On est ouvert à toutes les musiques. JC : Et le jazz ? Jean : Il y a très peu d’amateurs de jazz dans le groupe José : Je ne suis pas très fan... JC : Et pourtant dans votre phrasé vous avez
quelque chose du jazz. Jean : J’écoute quelques groupes vocaux José : Mon seul concert de jazz que j’ai
apprécié, c’est pendant notre deuxième séjour en Géorgie, on avait vu
Michel Petrucciani, et là je m’étais régalé. Jean : Cela ne fait pas partie de notre univers. Et
pourtant une de nos premières collaborations avec d’autres artistes,
c’était avec Jean-Louis Longnon. Peut être qu’on ne connaît pas assez,
c’est dommage. JC : Alors, votre rencontre avec Jaume et Fresu a
dû être un choc ? José : Non,
ça s’est fait naturellement, sans aucune difficulté. Jean : Il y a eu le choc, mais dans le bon sens du
terme : le choc du plaisir de la rencontre, pas
le choc de styles qui se confrontaient. Il n’y a pas eu confrontation.
Effectivement, il y a peut être quelque chose à chercher. Apparemment,
ça se fait sans qu’on l’ait cherché, mais ça s’est fait naturellement,
de façon complètement naturelle avec Paolo Fresu et Daniele di
Bonaventura, qui n’est pas un jazzman mais qui en joue. Anne Marie : Rien avec Bruno Coulais ? Paul :
Non, rien de précis pour le moment. AM : Et au théâtre avec Orlando ? Jean : Une
reprise de la Médée que vous aviez vue à l’Oratoire. Un petit projet
Interreg, ça plaît à Valérie !
La
Corse et sa musique
Suzan : Quel genre de musique écouter pour
découvrir la Corse ?
(Paul, Jean et José éclatent de rire) Paul :
Pas la peine de se polluer les oreilles avec de la musique :
regarder, écouter, sentir…. Après, ça suscitera peut-être certaines
émotions, ça donnera peut être envie d’écouter de la musique. Jean : Tu t'attendais à ce qu’on parle de
musiques autres que celles d’A Filetta ? C’est
difficile ! Paul :
L'autre jour, ma fille écoutait Thomas Dutronc, elle disait :
« ce n’est pas un disque corse, mais c’est un bon disque pour
découvrir la Corse » Jean : J’aime bien Ange Lanzalavi, une bonne
musique. José :
Il y a les frères Vincenti. Jean
: C’est plus pour des Corses, mais pour quelqu’un qui vient
pour découvrir la Corse…. C’est très beau, mais… Non, je crois que
c’est A Filetta ! (rires) Tous les groupes apportent quelque
chose. I Muvrini, Canta u Populu Corsu, certains groupes de polyphonie…
Laurent,
Joëlle, Jean-Paul und
Jean
L'écriture
Laurent :
Jean-Claude encourageait les autres membres à écrire. Où en
êtes-vous ? Paul :
J’essaie d’apprendre l’alphabet, j’ai commencé le
coloriage ! José :
On n’ose pas se lancer. Jean :
José a écrit quelques pièces sur ordinateur. José : Non, je n’ose pas. Jean : C’est dommage, il a des compétences. José :
J'avais composé pour Sonnii
zitellini
Les musiques de films
J-P : Et Max
and Co ? José : Il est sorti, mais on intervient très peu. Comme
souvent avec la musique de film, on enregistre beaucoup et il y a
beaucoup de coupes. Le film est
sorti en même temps qu’Asterix, et je ne sais pas si ça a marché. JC : En tout cas il paraît qu’il y a un passage hilarant… José : Ah
oui ! JP :Marco
Polo
n’a jamais été enregistré. José : On faisait deux chants de Marco Polo en concert. Jean : Ce fera peut être partie d’un disque Paul : Et les chants de Vidocq.
Il y a matière à faire un disque. JC :
J’aimerais bien que vous enregistriez Himalaya
sans orchestre. Laurent : A propos de Don Juan,
vous avez vu le film ? Vous avez aimé ? Jean : Oui. Paul : Il y a des longueurs, c’est sûr. José : C’était nouveau pour moi, la bande originale. JC : Pour moi le film le plus réussi du point de vue de
l'adéquation entre la musique et l'image, c’est Himalaya. José : Sur Le peuple
migrateur, il y avait beaucoup plus de musique, et ça a
été coupé. Le producteur a enlevé des tas de musique, ils ont eu peur
que la musique prenne le pas sur l’image.
Conclusion
Laurent : Julien ha una domanda: si può cantare una canzone per lui?
Julien, probabilmente il più giovane fan di A Filetta! !
E i nostri amici cantano alcuni versi di "Lettera a mamma", per la gioia di Julien e anche la nostra ...
Da leggere anche, il raconto
della nostra visita al Carubbu, sul website di i nostri amici di Tra Noi.
Jean-Claude Acquaviva : "Essere più che ciò che ci permettono di essere"
("Corsica", maggio 2008)
À Filetta è un miracolo. En trente ans d’une carrière qui se
plaît à emprunter les chemins de traverse, la formation balanine a
réussi le tour de force de mêler succès public, reconnaissance critique
et excellence musicale, en Corse et ailleurs. Jean-Claude Acquaviva,
charismatique et intransigeant leader d’A Filetta, nous ouvre les
portes de ce groupe à nul autre pareil.
Trente ans de carrière, ça se fête ?
On s’est posé la question, on
a réfléchi à un événement exceptionnel, un concert où l’on aurait fait
appel à tous ceux qui ont pris part, au fil des décennies, à l’aventure
d’A Filetta. Mais nous avons renoncé. Le groupe est tellement pris par
ses activités, on dépense une telle énergie dans les projets en cours,
qu’on n’aurait pas trouvé le temps d’organiser tout ça dignement, et on
ne voulait surtout pas proposer au public quelque chose de bâclé. C’est
un peu triste, certes, mais la vie continue, et le groupe avance.
Pas de bilan non plus,
alors ?
Une chose est sûre,
ces trente ans sont passés à une vitesse incroyable. On le dit souvent
sur scène, sans démagogie, à aucun moment, on n’a le sentiment que la
routine s’est installée. Pour nous, chaque concert est une aventure,
voire une lutte. A Filetta est un peu dans la situation d’un montagnard
qui devrait gravir tous les sommets de la planète. Il y en a toujours
un autre à escalader. Nous sommes en permanence à la recherche d’un
équilibre qui semble perpétuellement accessible, mais se dérobe encore
et toujours.
Mais avec une carrière
aussi riche, que reste-il à accomplir ?
Tout reste à faire.
J’aimerais par exemple développer un répertoire philharmonique. On a
aussi l’envie de monter un long métrage d’animation pour les enfants.
Et puis on veut continuer à partir à la rencontre des musiques
d’ailleurs. Si demain on nous appelle pour un concert dans les temples
d’Angkor ou au Groenland, on part sans réfléchir. Repousser les
limites, faire des choses dans des conditions extravagantes, c’est
toujours passionnant.
On a l’impression qu’il y
a deux parties distinctes dans la carrière d’A Filetta…
Effectivement. Au
début, on tournait, on faisait des disques, mais plus ou moins en
dilettante. En 1994, tout a changé. Devant les opportunités qui se
présentaient, conséquence de notre disponibilité, on a décidé de
devenir des professionnels tout en donnant libre cours à nos envies.
Ensuite tout est allé plus vite. Et lorsque je me penche sur notre
parcours depuis cette époque, je me dis qu’on a réalisé quelque chose
d’exceptionnel.
Cet emballement vous
a-t-il étonné ?
Je pense que si l’on a
duré autant, c’est qu’on n’a jamais rien planifié. Aujourd’hui encore,
je continue de ne pas me projeter dans le futur. Tout est affaire de
rencontres, de coups de cœur artistiques, de sollicitations. Je n’ai
aucune idée de ce qu’on fera dans deux ans. Un plan de carrière
nécessite des concessions, du calcul, la mise en place d’une stratégie.
Très peu pour moi.
Ce qui ne facilite pas
les relations avec les maisons de disques…
On a travaillé avec
une dizaine de maisons de disques, ça a toujours foiré. Je ne veux pas
qu’on me dise « emprunte cette voie, tu toucheras beaucoup de monde ».
Si cela nécessite de faire une croix sur mes convictions profondes,
artistiques et humaines, pas question. Virgin, la dernière en date,
était prête à mettre de gros moyens sur nous, mais voulait qu’on fasse
des duos, avec Axelle Red ou Souchon. Il est hors de question que
j’aille voir Axelle Red en lui disant « viens chanter avec moi, tu vas
me faire vendre quelques disques en plus ». C’est indigne ! Aujourd’hui
on a presque du mal à trouver une maison de disques, et paradoxalement,
on fait le plein partout où l’on passe. Ce qui nous convient très bien
au final. Alors évidemment on n’a pas la notoriété pour passer au 20
heures, mais on visite des pays extraordinaires, on s’enrichit
humainement, et ce sont des moments d’émotion, de partage qui n’ont pas
de prix, dans la vie d’un homme.
A Filetta est à l’aise
dans de nombreux styles musicaux. Y en a-t-il un que vous privilégiez ?
Il n’y a pas, pour
moi, de musique plus ou moins noble. Il y a des chansons de Léo Ferré
qui sont des monuments. Mais rien n’est plus beau que ne pas se
cantonner à un format, ne pas se poser la question de l’adhésion du
public, de ne pas se demander s’il va s’ennuyer. Ce genre de
considérations, ça me gave. Il faut faire confiance au public. C’est à
force de lui donner des choses formatées qu’il finit par s’en
contenter. Je prends autant de plaisir à écrire une chanson de trois
minutes qu’un ch ? ur de vingt minutes ou un requiem. Mais comme la
tendance est à la musique courte, j’ai envie de faire le contraire.
Votre rigueur dans le
travail, et dans vos prestations, vous ont toujours démarqué du tout
venant de la production insulaire.
En la matière, en
Corse, je pense qu’il y a confusion des genres. L’ethno-musicologue
italienne Giovanna Marini dit que le chant populaire a au départ une
fonction de rite, lors du labour, des cérémonies mortuaires par
exemple. C’est un langage qui accompagne les moments de la vie. La
scène, c’est autre chose. D’autant qu’il y a un public en face qui a
payé son entrée. Du coup, on n’est plus dans l’instantané, dans le
spontané. On est à la recherche d’une efficacité artistique, notion
dont le rite est totalement dénué. On est dans le reflet du rite, mais
plus dans le rite.
On vous fait parfois le
reproche d’écrire dans une langue peu accessible…
Et moi je réponds
qu’on ne comprend pas toujours tout chez Pessoa, Mallarmé ou Aragon. Ce
que je veux dire, c’est que chacun a ses codes, une façon d’écrire, des
choses qui résonnent en lui et qui sont très puissantes. Je suis un
amoureux de René Char, mais ce n’est pas toujours facile à comprendre,
ni même à cerner. Pourtant c’est une langue fabuleuse, une explosion de
couleurs et de sentiments. Moi-même, lorsque je lis les poésies de
Filippini, je suis admiratif, c’est splendide et cela me touche
d’autant plus que je suis loin de manier la langue comme lui. Mais ce
n’est pas pour cela que je suis un raté ou que la langue que j’utilise
n’est pas digne d’intérêt. Il me semble qu’il faut impérativement
distinguer le travail pédagogique et l’œuvre artistique. L’artistique
ne doit pas avoir un rôle pédagogique. On ne peut se poser la question,
en art, de savoir si l’on sera toujours compris.
Autre caractéristique
frappante, l’absence chez A Filetta de la nostalgie qui anime une
grande part des artistes corses…
La nostalgie est une
forme boiteuse de la mémoire. On extrait quelque chose de son contexte,
on ne veut retenir que ce qui nous semble bon. Cela traduit une
incapacité totale à demeurer dans le temps présent. Et sur le plan du
chant, c’est pareil. Avec ce risque de se figer, de légitimer le danger
qui pourrait résider dans toute forme d’ouverture. Il est sain qu’il y
ait des gens qui se posent en gardiens, mais cela n’exclut pas qu’il
existe d’autres qui bousculent la tradition. Je suis triste lorsque
j’entends des gens dire qu’il ne faut pas toucher à quelque chose parce
que nos anciens nous l’ont laissé comme cela. C’est contraire à toute
dynamique de vie.
Que pensez-vous de la
profusion de chanteurs et de groupes corses ?
Il ne faut surtout pas
empêcher les gens qui veulent s’exprimer de le faire. Pour autant, il y
a un vrai problème, c’est que personne ne fait de distinction
qualitative entre les groupes. C’est un mauvais service à rendre aux
artistes que de mettre tout le monde sur le même plan. On doit faire
des choix, que ce soit les programmateurs radio et télé ou les gens qui
par leurs subventions alimente une grande partie de la production. On
ne peut pas dire en permanence que tout est bon parce que si tout est
bon, rien n’est bon. Nulle part cela ne fonctionne comme ça. Ce n’est
pas un discours élitiste. Je ne dis pas qu’il faut éliminer les
mauvais. Nos premiers disques musicalement étaient des calamités. Et si
on ne nous avait pas laissé le temps de progresser, aujourd’hui sans
doute, nous ne serions plus là. C’est pour cette raison que lors du
premier disque d’un groupe, il faut qu’il y ait des gens qui donnent
leur avis, sincèrement. C’est l’unique façon de progresser.
En Corse, la critique
n’existe donc pas ?
Soit on ne dit pas
grand-chose pour ne pas dire ce qui fâche, soit on tombe dans le propos
dithyrambique dès que l’artiste est un peu connu. C’est d’autant plus
gênant qu’on nous encense quand on fait une merde, mais en revanche on
assassine sans raison ce qui vient de l’extérieur. Moi, je souffre
lorsque je lis les comptes-rendus de journalistes qui sont venus, ou
pas d’ailleurs, à un spectacle, et qui font un commentaire où ils se
contentent de nous resservir le communiqué de presse. Je pense qu’on
gagnerait tous à un peu de sincérité et de critique, y compris ceux qui
seront critiqués à un moment ou à un autre.
Sébastien Bonifay
Jean-Claude
Acquaviva
"Être ce que l'on défend et pas défendre ce
que l'on est"
Photo
Pierre-Antoine Fournil pour Corse Matin
Comment
votre répertoire a-t-il évolué en 30 ans ?
Notre éclosion a été portée par le Riacquistu et le
souci de propager des choses issues de notre patrimoine qui se
perdaient. Aujourd'hui, dans une continuité naturelle, c'est à la
création nourrie de toutes nos rencontres que nous devons l'essentiel
de notre répertoire.
Et
de toutes
ces rencontres, laquelle a été, disons, la plus marquante ? La
Géorgie et le chœur de Tbilissi avec lequel nous avons multiplié les
échanges au début des années 90. Il y a deux chants géorgiens dans
notre nouvel album et, là-bas, des chants corses ont été enregistrés en
géorgien.
Ces
fusions culturelles avec les autres galvanisent votre propre sens
créatif ? Même de
façon
inconsciente, une rencontre enrichissante et sincère laisse des
empreintes indélébiles et les influences affleurent nos mots, notre
musique, nos harmonies.
Que
disent de vous les publics étrangers ?
L'accueil est partout chaleureux car il n'existe pas de pays qui ne
manifeste un intérêt pour l'art vocal, en raison de sa dimension
intemporelle, et ne ressente une fascination pour le travail des voix.
Ce mélange d'enthousiasme et de curiosité est plus flagrant en
Allemagne, en Autriche ou en Scandinavie que dans les pays
méditerranéens un peu moins captifs à cette forme d'exotisme qu'on peut
représenter ailleurs.
L'ouverture
prochaine en Corse d'un Centre d'art polyphonique ?
Sartène, Pigna. Il faut à la fois des outils culturels et les moyens de
les faire fonctionner. Tout ce qui est de nature à désenclaver est une
excellente chose. Contrairement à ce que certains pensent, la
protection n'est pas la meilleure solution. Il ne faut pas
défendre ce que l'on est, mais être ce que l'on défend.
Même
si le chant est devenu moins revendicatif, vous vous sentez toujours
politiquement investi ? Paradoxalement, t'éloigner de la chanson-tract te rend plus
puissant dans le message que tu veux délivrer. Le moyen d'exprimer le
mieux ton amour indéfectible pour la Corse, sa langue, sa littérature,
sa poésie, c'est de décomplexer ta musique, de la faire vivre au
contact de celle des autres. Mettre un terme à ce processsus de greffes
est une posture dangereuse qui conduit à sa propre sanctuarisation. Et
un sanctuaire exhale toujours un petit parfum de mort.
Votre
sentiment sur l'énième crise que traverse la Corse ctuellement ? Le sentiment qu'on a la tête à l'envers. Il faut donnner à la
Corse les moyens de produire des Corses et ne pas s'entêter à croire
que ce sont les Corses qui font la Corse en ayant une idée statique de
ce que nous sommes. Les choses sont en perpétuel mouvement. Arrêter
leur cours est une illusion qui peut avoir des répercussions très
graves sur le plan éthique, comme l'exclusion.
Comment peut-on l'éviter ?
En
enracinant l'idée que tout progrès ne peut être la conséquence que du
travail, du respect, de la rigueur, de notre capacité de résister dans
l'intelligence, l'honnêteté et le dialogue. C'est l'histoire
universelle qui nous enseigne que rien ne se gagne par la force. Propos
recueillis par J.M. Raffaelli (Corse
Matin du 2 février 2008)
Le
nouvel
album d’A Filetta, Bracanà
parcourt les multiples facettes artistiques de ce combo de chanteurs
fondé il y a tout juste 30 ans. Toujours partant pour rencontrer leurs
frères chanteurs à travers le monde, A Filetta s’impose comme un des
groupes les plus excitants de l’île de Beauté. Interview de Jean-Claude
Acquaviva, un homme qui a choisi sa voix.
RFI
Musique : Ce
nouvel album s’intitule Bracanà.
Quel est le sens de ce mot corse ? Jean-Claude Acquaviva : Il
a deux significations : "bariolé" et "changer de couleur à
l’approche
de la maturité". "Bariolé" correspond bien à ce nouvel album, à ces 14
chants métissés. "Bracanà", on le dit du pelage d’un animal. Cet album
est
tout sauf uniforme. On y retrouve des chants liturgiques chrétiens, des
chants géorgiens, des monodies traditionnelles, des créations dont une,
Liberata, à la mémoire de Pierre Griffi, un héros de
la Résistance en Corse. Ce morceau sert de générique à un téléfilm sur la
Resistance sur l’île durant la Seconde Guerre mondiale. Treblinka
parle d’espoir, du souffle de vie au cœur de l’horreur, 1901
de l’exil à travers les destins de frères géorgiens. L’Invitu
est extrait de notre création autour du Médée
de Sénèque. C’est un disque ouvert, en fait. Mais "bracanà" se dit
aussi d’un fruit qui change de couleur en mûrissant. C’est aussi ça un
peu le reflet de notre parcours sur ces 10 dernières années durant
lesquelles nous avons beaucoup tourné et provoqué beaucoup de
rencontres. Ce parcours atypique nous a conduits vers d’autres
traditions polyphoniques tout autour de la Méditerranée, mais aussi
plus largement dans le monde, en Asie, en Afrique. On ne sort pas
indemne de tout ça. Forcément notre répertoire évolue. Chaque album est
différent. Heureusement d’ailleurs, en 30 ans de carrière, ça serait
vite ennuyeux pour nous, comme pour le public.
Quel
regard portez-vous sur ces 30 ans d’activité ?
Tout
d’abord, j’ai vraiment la sensation que ces 30 années sont passées en
quelques heures seulement… Il n’y a ni frustration, ni amertume. Aucune
routine ne s’est installée. Nous n’avons jamais raisonné en termes de
développement de carrière. Nous avons plutôt évolué au gré de
rencontres, de nos rêves et de nos surprises. C’est probablement ce qui
explique notre longévité. Pour nous, l’important est d’avancer, et
d’avancer ensemble. Nous avons la même façon de voir la vie. On adhère
à la même démarche. Ça passe par une grande rigueur dans le travail,
rigueur qui ne nie pas pour autant la personnalité de chacun. C’est ce
qui nous permet de nous renouveler, en invitant par exemple des plus
jeunes à nous rejoindre.
Quelques
souvenirs
forts au fil de ces 30
ans ?
Beaucoup
de tournées nous ont marqués par la qualité des échanges. Dans le
Caucase par exemple ou dans la Géorgie de l’après-guerre civile. En
Afrique, nous avons été impressionnés par ce que nous avons vu et par
l’accueil du public, pas forcément celui des organisateurs. Les
Rencontres Polyphoniques que nous co-organisons à Calvi, depuis 20 ans
sont aussi des moments forts.
Quelques mauvais souvenirs, aussi ?
Pas
tant que ça. Bien sûr quelques galères souvent liées à de mauvaises
conditions scéniques ou lorsque nous avons inauguré un festival en
Hollande et que nous avons joué devant un parterre vide, ou dans des
villages qui semblaient désertés. Aujourd’hui, on en rigole. Les vrais
coups durs sont liés à la disparition de proches.
Quelles
perspectives
pour le chant
corse ?
Il
y a 30 ans quand on a commencé, c’était assez exotique. Même en Corse.
En fait, il a des vagues. L’intérêt pour notre travail et pour les
musiques que nos défendons en général croît ou décroît en fonction de
raisons qui nous sont parfois totalement étrangères. Le boum des Voix
Bulgares a provoqué un temps un regain d’intérêt pour les traditions
vocales. Forcément les difficultés que traverse l’industrie du disque
ne sont pas sans conséquence sur notre développement. Il y a quelques
années, nous étions plus souvent conviés sur des plateaux télés.
Maintenant moins. Notre musique n’a pas fondamentalement changé. La
télé, si.
Comment
imaginez-vous votre avenir
musical ?
On
ne se projette pas … Impossible de dire ce qu'il en sera dans 5 ou 10
ans. Je sais juste que l’on continuera à faire entendre notre voix,
parce qu’on a des choses à dire, parce que notre volonté est intacte,
notre enthousiasme et nos rêves aussi. Nous continuerons à produire
tant qu’il y aura de l’envie, du souffle et de l’entrain. Quant à la
musique, elle continuera ! C’est comme la vie, on ne se pose
pas la
question de pourquoi on vit. On vit, point barre !
A plus court terme, quels sont vos projets ?
Des
projets de rencontres évidemment. En septembre, lors des prochaines
Rencontres Polyphoniques, nous allons travailler avec Danyèl Waro. Nous
donnerons un concert dans la foulée et nous nous retrouverons pour
Africolor en décembre. C’est un extraordinaire personnage, un militant
de l’humanité et de la "batarcité". Sinon, nous travaillons avec des
musiciens de jazz tel le trompettiste Paolo Fresu ou le bandonéoniste
Daniel di Bonaventura. Nous avons aussi collaboré avec le guitariste
portugais Jorge Fernando et avec Yves Duteil sur son dernier album.
Des envies de collaborations autres ?
On
aimerait bien travailler avec Gabriel Yacoub ou Gianmaria Testa. Ce qui
nous intéresse dans ces rencontres et dans la musique de manière
générale, ce n’est pas l’idée du but à atteindre mais plutôt celle de
l’épanouissement au quotidien. Il est clair qu’avec l’arrivée de la world,
nombreux sont ceux qui ont cru aux vertus du métissage. Mais le
métissage pour qu’il soit réussi doit être l’aboutissement naturel
d’une rencontre.
Vous avez travaillé pour le monde de
l’image, le théâtre, l’opéra ou la danse… est-ce aussi une façon de
contourner la crise du disque ?
Dans les faits, c’est
peut-être ça… Mais nous, on n’a sollicité personne. Ce sont plutôt
Bruno Coulais ou Sidi Larbi Cherkaoui (le chorégraphe : ndlr) qui sont
venus à nous. Il n’y avait rien de calculé, pas de volonté de dire : "on
va faire ça pour contourner la crise du disque…". Il est
indéniable que ces collaborations nous ont ouvert de nouveaux publics.
Exclusif
: L'interview
réalisée par nos amis
néerlandais de "Tra Noi"
Pour présenter "Tra Noi",
rien de mieux que de laisser la parole aux principaux intéressés :
Laurent, Suzan, Christina et Martijn.
Nous sommes deux couples d'amis :
Laurent et Suzan Lohez et Christina et Martijn La Feber. Nous vivons aux Pays-Bas. Laurent est un
Français expatrié. Tout comme vous, nous sommes fans d'A Filetta. (...) Très
vite, nous nous sommes aperçus que la plupart des informations concernant A
Filetta
étaient uniquement en français. Afin de pallier cette frustration, et
plus
encore pour permettre de faire découvrir A Filetta aux Néerlandophones,
nous avons décidé de leur consacrer un site internet. Après avoir
pris contact avec Sabine Grenard, et avec son consentement, nous nous
sommes mis à
l´ouvrage."
L'interview avec A Filetta réalisée le 16 decembre 2007
C'est vendredi 16 decembre et Tra Noi assiste au concert d'A Filetta à
l'église St Pierre d'Utrecht. Pendant la tournée d'A Filetta aux
Pays-Bas,
Laurent a l'honneur de lire en néerlandais les textes que Jean-Claude
Acquaviva
dit en corse et en français pour introduire les chants.
L'église est pleine, et les hommes arrivent. Tout est silencieux, comme
si nous ne
pouvions plus respirer. Les premiers sons tiennent leur promesse, c'est
superbe. Ils
chantent plusieurs chants qui figureront sur le nouvel album de 2008,
des chants de
Medée, du Requiem, des films Liberata
et Himalaya
l'enfance d'un chef. L'acoustique est excellente, et le
public est manifestement
touché. A Filetta a trouvé sa place. Après une ovation ils
reviennent pour un dernier chant.
Nous aidons Valèrie pour la vente de CD, et c'est beau de voir
l'enthousiasme du
public et pour beaucoup un CD n'est pas suffisant. Ce qu'il a entendu,
il veut le
retenir. Après que le groupe ait discuté avec plusieurs fans, nous
allons
au restaurant. Et là, sur la jolie place de l'église St Pierre, Suzan
demande à A Filetta de bien vouloir chanter "Sub Tuum".
José et
Maxime qui marchaient en tête sont rappelés, il fait froid, les hommes
se
mettent en cercle et sortent les oreilles du bonnet. C'est un moment
magique, là
sur cette place, dans le froid, c'est sublime ! Quel cadeau !
Après nous crions: "MANGER !" et nous nous mettons en route. Maxime a
le plan en
main et nous guide, Paul et Ceccè s'amusent et essayent de retenir les
cyclistes
qui passent, le reste du groupe discute. L'ambiance est decontractée,
ce fut un
beau concert.
Au restaurant nous commandons beaucoup de pizzas "A Filetta" avec une
bière et
nous commençons l'interview. Laurent et Jean-Claude accoudés l'un à
l'autre entament la discussion. Les uns écoutent et les autres
discutent entre
eux.
La première question est de Christina. Cela concerne la juste
traduction d'un
texte (Christina retranscrit les textes en poèsie neérlandaise.) Il
s'agit
du chant "Caracolu di brame" d'Intantu. Jean-Claude
s'asseoit et donne sa
traduction. Pour lui aussi, c'est difficile et il a recours à ses mains
pour
s'expliquer :
Jean-Claude Acquaviva : Il est
difficile à
traduire. Ce texte est à l'origine ecrit en corse, par mon frère
Marcellu.
Le corse est une langue tres imagée et quand tu la traduis en français,
tu
perds quelquefois les effets recherchés.
Tra Noi : Quels sont
tes poètes préférés
? JC : Borgès, René Char, Aragon
et Primo Levi sont
les poètes que je cite le plus.
Au grand plaisir de
Christina, Pessoa et Paul Eluard
figurent aussi sur la liste.
Tra Noi :
La polyphonie est-elle
reservée aux hommes ?
JC : La polyphonie se pratiquait à l'époque
des travaux dans
les champs. De fait, les hommes chantaient entre eux parce qu'ils
travaillaient entre
eux. Il n'y a pas de polyphonie mixte parce que, esthétiquement, son
architecture
est telle que si tu mêles des voix de tessitures différentes, tu
annules les
effets harmoniques. Si tu fais chanter ensemble des hommes et des
femmes, ils ne chantent
pas dans les mêmes registres. Tu élargis donc les registres, le spectre
et
tu n'obtiens plus du tout le même son. Naturellement les hommes
chantaient
ensemble, les femmes chantaient ensemble mais pas en polyphonie, tout
simplement parce
qu'il est difficile de trouver un espacement des voix suffisament
important.
Généralement il est difficile de trouver soit des basses ou des voix
qui
montent suffisamment. C'est un problème de tessiture. Si les hommes et
les femmes
ne chantent pas ensemble, c'est donc lié à l'organisation même de la
société, une explication purement esthétique et musicale. Cependant
dans les 20 à 30 dernières années, il y a des groupes d'hommes et de
femmes qui ont composé mais à la fin ils ne chantent pas de la même
façon. Ce n'est pas une explication scientifique mais ce sont des
éléments suffisants qui peuvent justifier pourquoi cela n'existe pas.
Tra Noi :
Comment s'effectue la
création d'un programme pour une tournée? Qui décide d'inclure tel
ou tel chant ?
JC : Cela dépend de beaucoup de choses. On en
discute ensemble. Très
souvent c'est lié aux nouveautés, à ce que l'on a envie de chanter,
à l'équilibre du programme. Pour donner un exemple concret, sur le
programme de la tournée Néerlandaise, on a intégré un certain
nombre de chants du nouvel album que l'on enregistrera en janvier. Cela
permet de les
rôder mais aussi de les faire mûrir. De la création à la
maturité, il y a beaucoup de travail.
Tra Noi : Avez-vous des
endroits préférés pour
chanter ? Y a t-il une salle où vous voudriez retourner ?
JC : Pas spécialement. On aime beaucoup certaines
acoustiques. Certaines
sont plus adaptées à ce que l'on fait. On n'aime pas trop les grandes
salles car notre chant est plus intimiste et on a besoin de le faire
porter par une sono
puissante. Ce n'est plus en rapport avec ce que l'on fait. On n'aime
pas non plus chanter
dans de grandes églises. Il y a un son qui tourne et cela porte à
confusion. Pour nous, la salle idéale : c'est une église de 300 à
400 places, ou encore une petite salle avec une bonne sono. A ce moment
là, tu as
une bonne relation avec le public qui n'est pas altérée.
Tra Noi : Beaucoup de
gens sont très attirés par A
Filetta, son harmonie, sa passion, sa superbe musique, ses textes. Pour
moi (Suzan), vous
êtes sept anges. Ce que vous faîtes est bon pour le coeur, ça vous
touche, ça vous embrasse. Comment est-ce que d'être adulé et de
pourtant rester simple Corse ?
JC : Alors d'abord, ça nous fait plaisir qu'elle ait
cette vision de nous.
Il faut qu'elle sache que cette vision n'est, pour nous, en aucun cas,
une volonté
de construire cette image. A ce propos, je citerais André Malraux : "
L'homme
n'est ni ange ni bête. A vouloir faire l'ange, il fait la bête."
Ce qui est important pour nous, c'est deux choses : Un, c'est d'être
toujours
critique envers nous-mêmes. Le jour où l'on commencera à dire : " ce
que l'on fait c'est bien ", là, ça sera terminé. Ca veut dire que
l'on commencera à dégringoler. Notre démarche c'est la recherche
perpétuelle d'un équilibre que l'on sait que l'on n'atteindra jamais,
mais
l'important c'est de le chercher. Deux : C'est de toujours rester
humble. Nous sommes
pleinement conscients que sans celui qui nous écoute, on n'est
absolument rien.
C'est une certitude. Parce que nous avons un chant qui n'a de sens que
pour être
entendu. Nous sommes intimement persuadés qu'un collectif, ça existe,
qu'une façon de penser les choses les uns avec les autres, les uns par
les autres,
les uns face aux autres. C'est la façon dont fonctionne notre musique.
C'est cette
image là, si tu veux, que nous sommes contents de montrer. Et cela
n'est possible
que si tu as des gens qui nous ont suivis et qui nous ont permis de
vivre cette aventure
de laquelle sont exclus le rapport économique, le rapport hiérarchique.
Et
ça, dans notre monde actuel, cela n'existe plus nulle part.
Quelquefois les gens disent : " oui, mais le rapport économique,
forcément
que vous le vivez puisque vous vendez des concerts, des disques... ".
Je le reconnais.
Mais nous avons eu la chance de trouver un public qui nous suit et de
ne pas être
obligés de faire de concessions sur le plan artistique. Nous ne nous
sommes jamais
retrouvés dans une situation de dire : " bon, allez, il faut qu'on
s'arrange un
peu, qu'on fasse un truc qui va bien fonctionner. " Ce que l'on fait,
on le fait. C'est
difficile. Ce n'est pas toujours facile à faire entendre, à faire
écouter et pourtant on a un public. Et c'est grâce à ce public, et
parce qu'il y a des gens comme vous, que l'on peut continuer. A partir
de là, tu
ne peux être qu'humble.
Tra Noi : A la fin de la dernière présentation que fait
Laurent, il
annonce qu'il y aura la possibilité d'acheter des CD à la fin du
concert.
Cela a fait beaucoup rire la salle. Comment l'avez-vous vécu ?
JC : Hier déjà, les gens ont ri. On y a repensé et
on pense
qu'ils ont du rire parce que cela venait à la suite de la dernière
introduction. Ca nous a aussi fait rire, tout simplement. A ce propos,
on a reçu
cette année, à Calvi pour les Rencontres, Giovanna Marini. Une
chanteuse
populaire italienne qui a fait un travail fantastique sur les voix.
C'est une dame qui a
entre 65 et 70 ans. Elle fait ses concerts avec trois autres
chanteuses. Pendant les
concerts, elle parle et amuse beaucoup le public. Et à la fin des
concerts, elle
dit : " voilà, je vais vous expliquer. Nous, on fait des CD et les
maisons de
production les fabriquent mais ne veulent pas les vendre. Alors nos CD
prennent la
poussière, on est obligés de les nettoyer. Alors pour ne plus avoir
à le faire, on vend nos disques nous-mêmes ". Et alors elle va dans les
coulisses, revient avec des cartons de CD, se met au-devant de la
scène, et elle
les vend. Son agent dit que depuis qu'elle fait ça, elle vend des
quantités
de disques incroyables. Nous, il est exclu qu'on fasse la même chose.
On n'oserait
jamais le faire. On en rit beaucoup parce que sur cette tournée, c'est
la seule
où l'on annonce que l'on vend des CD. Jamais, jamais avant on ne
l'avait fait.
Pour en revenir à ta question, on en a beaucoup ri mais cela ne nous a
pas
gêné.
Maxime : Tu disais : " ... l'altruisme, et le don de
soi, ... il y a des disques
à acheter à la fin du concert." Et tout ça sur le même ton.
C'était poétique ! (rires)
Suzan
: C'était
vraiment marrant, et ça a porté ses fruits.
Tra
Noi : Après
bientôt trente ans d'existence, ressentez-vous quelquefois que la
passion
s'amoindrit ? Que faites-vous pour raviver la flamme ?
JC : Ecoute, honnêtement, nous n'avons pas
l'impression que la passion
s'estompe. Sans doute cela arrivera un jour mais jusqu'ici nous ne
l'avons pas encore
ressenti. Sans doute parce que l'on fait extrémement de choses
différentes.
Ce qui est important, pour un groupe comme le nôtre, c'est de ne pas
avoir un plan
de carrière. On est toujours resté ouverts aux autres, sur leurs
capacités à nous proposer des choses et vice-versa. Cela nous fait
avancer
chaque fois, cela nous enrichit. C'est ce qui s'est passé avec Bruno
Coulais quand
on a commencé à faire de la musique de film. Depuis, nous en avons fait
beaucoup. Nous avons rencontré beaucoup de musiciens. C'est d'ailleurs
avec l'un
d'eux que nous avons fait le Requiem. Nous avons présenté Bruno Coulais
à Orlando Furioso, metteur en scène napolitain, et depuis ils ont fait
beaucoup de choses ensemble. Ce n'est pas une fuite en avant, cela se
fait très
naturellement. En fait, on a sans cesse un sentiment de nouveau,
d'inédit.
Tra
Noi :
Christina voudrait que
Jean-Claude décrive A Filetta en un mot.
JC : Alors ... (Jean-Claude s'interrompt, réflèchit,
rigole, veut
reprendre sa phrase mais Christina est stricte et lui dit "UN mot"). Un
mot... Ca veut
dire que je bavarde trop...
Laurent : C'est plutôt
parce que nous avons beaucoup de questions
et que si nous les posons toutes, nous y sommes jusqu'au petit-déjeuner. Suzan : Un mot pour décrire A Filetta, ce serait
...A Filetta
?
JC : Ce sont DEUX mots. Un mot ...(Jean-Claude
regarde très
concentré), un mot ... ce serait ... (nous rions), ce serait ... (nous
rions
à nouveau), un mot qui doit ouvrir à d'autres choses, parce qu'un mot
c'est
trop difficile. Je pense que, selon moi, il y a une chose primordiale
...
(nous
rions encore)
Christina : Non, UN mot !
JC : Un mot ... (nous rions), un mot, je dirais
SINCERITE, parce que c'est un mot
qui couvre plusieurs aspects.
Suzan : Un mot n'est pas suffisant.
JC : (soulagé) voilà, absolument.
Tra
Noi : Ce
qui nous manque en tant que fans d'A Filetta c'est un DVD Live.
Est-ce dans les plans ?
JC : On y a déjà pensé, mais pas spécifiquement pour
un concert général. Il y a un certain nombre de répertoires qui
gagneraient à être enregistrés live. Par exemple, les choeurs de
Medée. On se dit maintenant qu'on aurait dû le les faire en live et
peut-être en DVD. Parce que cela aurait eu une sincérité plus
importante. Quand on a enregistré Médée, on s'est focalisé
sur un certain nombre de choses et à l'arrivée on se rend compte que ce
n'est pas l'essentiel. Et le CD ne rend pas ce qu'il aurait pu donner
en live. Pour
revenir à ta question, on y pense de plus en plus. On sait aussi que le
CD, c'est
quelque chose de beaucoup plus froid. Dans notre façon de chanter, il y
a des
choses qui parlent plus lorsque l'on écoute un disque. Mais on se pose
la question
: Est-ce qu'avec un DVD, le concert est-il le même qu'en concert ? Je
n'en suis pas
si persuadé.
Tra Noi : Sans aucune
limite, quel serait le rêve le plus fou que
vous souhaiteriez réaliser ?
JC : Je ne sais pas si je ferais un voeu pour A
Filetta. Je ferais un voeu pour la
planète. Cela peut paraître prétentieux, mais je dis que le voeu que
je formulerais, c'est que notre façon de fonctionner en groupe, dans la
musique,
puisse servir d'exemple. Ce que je veux dire, c'est que j'aimerais voir
dans notre
société un respect mutuel mais aussi une complémentarité, une
solidarité... Qu'on ait besoin des uns et des autres, que l'on soit les
uns par
les autres, que cette façon de fonctionner puisse se retrouver ailleurs
dans la
société. C'est à mon sens ce que l'on a de plus cher à
donner.
Tra Noi : Une question
à propos du groupe en lui-même, sur
sa complémentarité, sa solidarité, comment l'expliques-tu
?
JC : C'est tout simple. Si tu veux, A Filetta ne s'est pas
constitué que sur
des éléments esthétiques, musicaux ou artistiques. La
création du groupe remonte à 1978. Petit à petit, les gens qui ont
intégré le groupe, sont des gens qui ont cotoyé pendant quelques
temps le groupe. Il y avait une sorte de période d'approche si l'on
peut dire, et
à un moment donné ils ont intégré la structure.
C'est-à-dire qu'ils ont fait l'expérience de la proximité
sentimentale et philosophique.
Du groupe d'origine, il n'y a que Jean et moi. Après Paul est venu. Il
était au lycée avec moi, on se connaissait mais il ne chantait pas. Il
était lui-même ami d'un de mes amis d'ecole qui aimait chanter. Petit
à petit, il a intégré le groupe. On s'est trouvé des envies
communes, le fait de vouloir construire ensemble. Si tu prends les
autres, c'est
exactement la même chose. José s'occupait avec l'un des fondateurs d'A
Filetta d'une école de chant à l'Île Rousse. Au bout d'un moment, il
a naturellement intégré le groupe. Maxime, c'est la même chose. Il
chantait beaucoup de messes, dans les confréries. Et à un moment
donné, il y a eu une sorte d'osmose qui s'est faite et il est entré
dans le
groupe. Jean-Luc, c'est pareil. Quand il était tout petit, il venait à
des
ateliers de chant. Il est venu chanter 2-3 fois avec nous pour Passione,
pour ce
que l'on faisait à Calvi. Naturellement il a intégré le groupe.
Céccé, mon neveu, il y a la proximité familiale mais aussi le fait
qu'on a fait un concert à Calvi, où l'on avait intégré
d'autres chanteurs. Il a répété et chanté avec
nous...
Entre temps les pizzas,
desserts et les cafés
sont consommés, nous aimerions poser nos questions jusqu'au
petit-déjeuner,
mais la realité veut que les hommes partent demain pour Anvers, et vu
qu'il est
minuit nous nous disons au revoir...
Propos
reproduits avec
l'aimable autorisation de Tra
Noi.
Entretien
au Carubbu
avec A Filetta
Ce 19 septembre 2006, A Filetta au grand complet nous reçoit
dans la cuisine du
Carubbu. Jean-Luc et Ceccè sont aux fourneaux, et le groupe (sans José,
parti entre temps chercher son fils à l’école), déjeune tout
en répondant à nos questions.
U
Carubbu
La
boîte à lettres d'A
Filetta
Les XVIIIes Rencontres
L'invitu (Pierre, Jean-Claude, Pascale et Anne
Marie Casanova et Françoise
Coulomb) : Tout d’abord, quel bilan tire A Filetta de ces 18es
Rencontres qui
viennent de s'achever, quel est votre sentiment sur leur déroulement,
et que
souhaiteriez-vous éventuellement voir évoluer ?
Jean-Claude Acquaviva : Il y a plein de
choses à dire, on pourrait
d’ailleurs les uns et les autres dire des choses différentes. A mon
avis, je
pense que ces Rencontres, au niveau de la programmation, ont été
peut-être une des meilleures éditions, dans la mesure où la
programmation était très cohérente. Nous avons quelques regrets
évidemment, notamment sur le final, sur le fait de ne pas avoir pu
maintenir ce
qui était prévu à l’extérieur. On a aussi quelques
doutes sur le concert de Bastia ; non pas sur Faiz Ali Faiz,
car
c’était géant, mais à Bastia il y a un problème
d’adéquation.
L'invitu : Nous aussi, nous en avons parlé entre nous,
nous avons le
même sentiment.
J.C.A. : Le lieu n’est pas adapté, mais c’est le
seul qui soit
acceptable sur Bastia. Le théâtre n’est pas utilisable, il est
fermé à cette période de l’année, en plus il va
être fermé pour travaux. Cela va rendre les choses encore plus
difficiles,
quand bien même on aurait eu envie d’avoir le théâtre. Donc sur
Bastia, on a quand même un doute sur la façon dont ça se
déroule.
Jean-Claude
Acquaviva répond aux questions de
L'invitu
Sur le reste, on en parlait encore ce matin entre nous, il y a quand
même un
rééquilibrage à trouver entre la polyphonie et les voix. Cette
année, il y avait relativement peu de polyphonies, mais ça s’explique
par le fait que la polyphonie, en 18 éditions, je ne veux pas dire
qu’on a
fait le tour, mais on a beaucoup programmé de choses, et on est dans la
difficulté chaque année de proposer des choses qui soient, je ne veux
pas
dire inédites, mais nouvelles, qui amènent quelque chose.
On
avait déjà par le passé
émis l’idée selon laquelle, au lieu d’avoir cette
préoccupation sur chaque année de faire des choses nouvelles, ce serait
bien que les Rencontres deviennent la vitrine de quelques artistes
qu’on pourrait
suivre dans leur évolution, dans leur trajectoire. Cela nous aurait
permis de
reprogrammer certains artistes. Encore faut-il que ces artistes aient
une trajectoire,
c’est ça le problème. Malheureusement, par exemple les
Géorgiens sont venus 7 ou 8 fois, chaque fois ils ont donné le même
répertoire. Et là on bloque quelque part.
Donc,
grosso modo la
fréquentation est bonne, en
hausse, mis à part Bastia. La programmation sur le plan artistique me
semblait
très cohérente, il y a eu de très belles choses, mais il y a quand
même ce déséquilibre polyphonies / voix solistes et il y a
également, mais justement ça passe par un meilleur équilibre
polyphonies/solistes, des choses à simplifier sur le plan
technique : ce qui
serait bien, l’idéal, ce serait de programmer la Cathédrale et
l’Oratoire sans sonorisation, et qu’on fasse ce qui est à sonoriser en
extérieur. Et il faudrait qu’on ait un endroit où l’on puisse
se replier en cas d’intempéries, qui puisse accueillir un concert
sonorisé. Sinon, ce n’est pas jouable. C’est trop difficile, sur le
plan technique c’est lourd, c’est compliqué, parce qu’il faut
faire les balances, et quand on fait les balances plus personne ne fait
rien autour,
etc.
Et enfin, dernière
remarque : avec le recul,
nous pensons que ce n’était pas une bonne idée de programmer les
extraits de Marco Polo dans le cadre du final : c’était
presque un
spectacle de théâtre, une création. C’est trop lourd, on
n’a pas la tête à ça, on n’a pas le temps de travailler
dans des conditions de confort satisfaisantes, et ça nous a emboucané
la
fin des Rencontres. Jusqu’au dernier moment, on fait, on ne fait pas,
on programme,
on ne programme pas, on répète, on fait un filage puis on ne le fait
plus,
on le fait mais on n’a pas le temps parce qu’on ne fait pas les
balances,
parce que quand vous allez faire les balances ça commence à
l’Oratoire, etc.
Tout ça, c’est à repenser…
L'invitu :Mais c’est quand même
lié à la météo ?
Absolument, il faut anticiper maintenant sur la météo.
L'invitu :Effectivement, deux années
de suite perturbées par les intempéries, ça risque de se reproduire
encore. Mais tout se recoupe : s’il y avait eu une
salle…
Le problème, c’est ce qu’on disait ce matin, c’est que
le final des Rencontres, c’est avant tout, du moins en grande partie,
le site.
Donc, effectivement, si on avait une salle en dehors de la citadelle,
le repli serait
possible, mais c’est sûr que le final ne serait plus le final qu’on a
pensé. C’est la raison pour laquelle il faut, soit penser un final dans
le
lieu, avec une solution de repli qui soit en quelque sorte un
pis-aller, ou alors il faut
repenser les choses en sacrifiant certaines choses, en disant
« on fait le
final avec tel artiste, on sait que ce n’est pas faisable là haut, on
sait
qu’on risque des problèmes d’intempéries", à ce moment
là, on le fait dans un lieu adapté. Mais ce n’est plus le final tel
qu’on le pensait.
L'invitu :Pour nous, ce ne seraient plus les
Rencontres, parce que ça a du sens de tous vous revoir à la fin, et
à cet endroit là, tout est cohérent.
Il y a un problème de croissance, du fait que beaucoup de concerts
étaient
saturés, le concert de Médée, des concerts de
18h…
L'invitu :Les concerts de 18 heures saturés, c’est
nouveau
?
Pas sur les groupes corses. Evidemment c’est bien que les groupes
corses aient de
l’audience, qu’ils attirent du monde, mais ça traduit une chose,
c’est que le public d’ici ne suit pas beaucoup. Le public venant de
l’extérieur est intéressé par la polyphonie corse, ce qui est
légitime…
Mais pas que ça, c’est un apprentissage avec vous, une
découverte…
Le fait est que les concerts de chant corse ont toujours fait le plein,
les 18 h aussi,
et ce n’est pas le cas de tous les spectacles. Ceci dit, sur le plan de
la
fréquentation il n’y a pas grand chose à dire, ça fonctionne,
il y a une fidélisation, des gens qui reviennent, c’est très
bien.
Là, je vous donne vraiment des éléments de
l’intérieur…
Qu'en pensent les artistes invités, quel retour avez-vous de
leur
part ?
C’est variable : il y a des artistes qui arrivent et qui
repartent vraiment
enrichis par les Rencontres, et puis il y en a qui arrivent et qui
passent un peu
à travers. Cela arrive. Il y a des gens qui ne comprennent pas
forcément.
Il y en a eu dans le passé, je pense que cette année aussi, tout le
monde
n’a pas vécu les Rencontres de la même façon. Il y a des gens
qui se disent « bon, là je suis vraiment dans un moment de
communion », il y a quelque chose qui se passe, et il y a des
gens qui
arrivent, qui participent et qui repartent, c’est tous les ans comme
ça.
Qui choisit les artistes ?
Cette année, en grande partie c’est Valérie qui a fait la
programmation. Pendant longtemps on a toujours travaillé en écoutant
les
uns les autres. C’est Jean-Témir* qui arrive en disant
« j’ai eu un contact, il faut écouter tel ou tel
artiste », on se fait envoyer des disques, etc. Le problème,
c’est qu’à un moment donné il y a un problème de
croissance des activités, pas seulement des Rencontres, d’U Svegliu en
général. Nous A Filetta, sur les Rencontres nous jouons un peu le
rôle d’accueil, mais on n’a pas de rôle logistique…
* Jean-Témir Kerefoff est le président d'U Svegliu Calvese
Paul : On va chercher les artistes aussi… JC : Oui, pendant longtemps on
l’a fait, mais on n’y arrive
plus, et là cette année je dirais que la plus grosse partie de la
programmation c’est Valérie qui l’a faite, évidemment elle nous
la soumet, mais le travail de recherche, de repérage, c’est elle qui
l’a fait. Sinon, ça peut être quelque chose de collectif, on va se
passer des enregistrements…
Et Accentonic, quel est son rôle ?
Accentonic n’est là que parce que A Filetta est là et parce
qu’il y a des artistes qui sont chez Accentonic, sinon Accentonic n’a
pas un
rôle dans les Rencontres (*).
(*) Précision à la demande de Sabine : Accentonic n’est aucunement le
tourneur de Julia Sarr, il s’agit de Mad Minute Music. Sabine Grenard
est agent en
free-lance (sous le régime d’intemittent du spectacle) et en
collaboration
avec plusieurs agences de tournées qui ont un rôle uniquement
administratif
(contrats, fiches de paies). Ainsi A Filetta et Warsaw Village Band
avec
Accentonic.
(Jean-Claude n’a toujours pas mangé une bouchée de ses
pâtes. Nous décidons de solliciter un autre membre du groupe).
Le groupe
Ceccè, comment s’est faite ton intégration dans le groupe, et
comment vis-tu la double appartenance avec U Fiatu Muntese, n’est-ce
pas trop
difficile ?
Ceccè : Non, il a fallu que j’assure les
concerts d’U
Fiatu de cet été, c’était logique, mais cela ne m’a pas
posé de difficultés.
Et l’intégration dans ce « vieux groupe de
jeunes » ?
C : Avec que
des vieux, on ne sait pas comment
faire ! (rires)
Ce qui nous épate, c‘est que l’arrivée de quelqu’un
soit naturelle...
Max : On le connaît depuis longtemps, déjà.
Oui, vous l’avez jaugé, jugé… En tant que spectateurs, on a
toujours la crainte que quelque chose coince, mais c’est incroyable, on
sent
qu’il y a une harmonie, une osmose qui se fait.
J. C. : Je pense, sans vouloir lui
envoyer des fleurs, que c’est
lié à son tempérament. C’est quelqu’un qui est
très vite à l’aise avec le monde, pas seulement avec nous, même
par rapport à sa génération, je le vois quand je suis à
Ile-Rousse avec lui, moi qui ai 20 ans de plus que lui, il est beaucoup
plus à
l’aise que moi. Il a une facilité à être avec les autres, il
s’est très vite adapté avec nous. Ce n’est pas facile
d’entrer dans un groupe, surtout un groupe soudé depuis des décennies
comme il l’est. Sur le plan artistique, il n’a pas eu de difficulté
particulières, sur le plan de l’intégration il a été
très vite à l’aise…
A part les
chaussures marron !
Les chaussures marron à Nanterre ! (rires)
Parlons un peu de la genèse du groupe. Quelles sont les
racines musicales de
chacun ? Est-ce que dans vos familles il y avait une tradition
du chant, une
tradition musicale ? Ou est-ce que vous êtes venus au chant
plus tard, par
l’école ou en intégrant le groupe ?
C’est très différent selon les individus. Il y en a qui sont issus de
familles ayant des traditions de chant : Jean-Luc a son père
qui est berger
dans le Marzulinu et qui chante très bien, il a une voix naturelle
comme lui, tout
petit il est là dedans.
Les autres,
non. Il y a des influences
différentes, certains sont venus
au
chant au moment du lycée ou du collège par la polyphonie proprement
dite,
d’autres faisaient de la musique. Cela a été très
différent. Paul a commencé à chanter avec nous quand on était
ensemble au lycée. Il dit toujours que les premiers temps il n’aimait
pas du
tout ce chant…
Paul : Quand j’écoutais un disque de polyphonie, je
zappais. Ça
s’est fait tout à fait pas hasard : je les écoutais dans mon
fauteuil et à un moment donné Jean-Claude m’a dit :
« ça ne te dirait pas d’essayer de
chanter ? »
Et tu as essayé...
Jean-Luc : S’il avait pu tenir sa langue ! (rires)
Paul : Il m’a proposé et je me suis accroché.
Tu ne chantais pas du tout avant ?
Paul : Non, je chantais
comme ça, j’aimais
bien la musique, mais c’est tout. JC :
On était au lycée
ensemble. C’était une époque où tout le monde apprenait
à chanter. Il y a plein de gens qui ont appris à chanter, ils ne sont
pas
tous devenus chanteurs. Mais on était à la récréation, on
chantait, chacun essayait d’apprendre. On était en train de travailler,
et
lui il était là ; je lui ai dit « tu ne veux pas
faire
quelque chose ? Essaie !» A l’époque il
était
passionné de Polnareff, mais la polyphonie c’était pas son truc. Et
après, une fois qu’il a commencé, c’était lui qui
était acharné. A la fin de chaque cours il venait nous chercher pour
qu’on fasse des répétitions.
Cela
rejoint une autre
question : Quels sont vos goûts musicaux autres que la
polyphonie ?
Paul : Mike Brant, Johnny Hallyday. Sur le
rappel de Médée
à Paris, je le fais ! (rires) JC : C’est très divers. Les influences sont
multiples. il y a
ceux qui aiment la musique vocale, le classique, la musique
électronique, les
musiques dites urbaines, c’est très divers. On n’a probablement pas
les mêmes disques. Paul : Il m’est arrivé de parler mal avec
des spectateurs qui
m’ont dit : « Nous on n’écoute que de la
polyphonie ». Je les ai regardés et j’ai dit « Eh
bien, je vous plains ! »
C’est aussi ça les Rencontres, des univers musicaux très
variés qui s’interpellent.
Ce qui est intéressant, c’est que, en ayant des origines musicales
différentes, des passions musicales différentes, on se retrouve là
où on se retrouve. Je vois qu’au delà de ce qu’on fait et de la
façon dont on le fait, en adhérant à quelque chose, il est rare
qu’à la sortie d’un concert, sans même avoir pu discuter, on ait
des avis très différents sur ce qu’on a entendu. En ayant pourtant a
priori des goûts qui peuvent être très différents, il y a des
choses qui nous interpellent, on est souvent assez d’accord.
Une même famille de goûts, une même sensibilité ?
Voilà, une même sensibilité, c’est important, parce
que sinon, artistiquement, il y a des choses qui ne passent pas, qui ne
fonctionnent pas.
Dans le groupe, il y a eu bien d’autres chanteurs qui sont passés, ils
ne
sont pas tous restés pour ces raisons là. Il y avait des gens qui
chantaient superbement bien, Maxime Merlandi qui chante avec Rassegna
et Barbara Furtuna,
chante très bien, mais il n’a pas pu rester dans le groupe. Ce n’est
pas du tout le groupe qui l’a écarté, je pense qu’il avait du
mal à trouver sa place, alors même que c’était un super
interprète.
Cela a été la même chose avec Stéphane Casalta ou avec
Felì. On ne peut pas dire que c’est parce que c’étaient des
personnalités musicales fortes : dans le groupe il y a de
fortes
personnalités musicales. Le problème n’est pas là, le
problème c’est d’arriver à fonctionner en osmose avec les
autres. Il y a des gens qui n’y arrivent pas, ça se voit même dans les
comportements en dehors de la scène. Nous, et c’est en même temps
fantastique et lourd, parce qu’on a un comportement, un instinct
grégaire,
c’est en même temps quelquefois difficile à gérer, car il y a
un risque d’étouffement, mais je pense que c’est ce qui fait
qu’on dure, et surtout qu’on a un projet artistique qui me semble
cohérent…
Que vous avancez...
Qu’on avance sur un chemin…
On sent vraiment ce que tu dis sur le DVD de Don Kent. D’ailleurs,
beaucoup de gens
ont découvert A Filetta grâce à ce DVD. Françoise : J’avais mis la télé tout en lisant un
bouquin, et quand le film a commencé, le bouquin m’est tombé des
mains, physiquement, c’est un truc de fou. Pierre : On peut citer l’exemple d’Ursula, qui n’écoutait
quasiment pas de musique. Elle tombe sur ce film sur Arte et depuis
elle vient aux
Rencontres... Françoise : Il n’y a pas seulement le chant, il y aussi tout
ce que
vous véhiculez...
Il y a aussi le fait que – c’est pour ça que ce DVD a
été important même pour nous - jusque là, on n’a pas
forcément l’occasion de parler comme on le fait avec vous ou comme on
l’a fait avec Don Kent quand il a fait cette captation. Quand on fait
une
émission, on ne peut évoquer un truc que très rapidement, et je le
disais l’autre jour avec Vincent Zanetti, ça fait du bien de faire des
interviews comme ça, parce qu'on a parlé pendant presque une heure de
notre
travail, et j’avais vraiment l’impression moi-même de découvrir
des choses sur nous, alors que les trois-quarts du temps, on est face à
des gens
qui, sans être inintéressants, souvent n’ont pas le temps ou pas le
recul nécessaire. Je crois que ce qui a été bien pour ce DVD,
c’est que Don Kent y a mis le temps, sur presque deux ans, et les
moyens : il
est revenu nous filmer 7 ou 8 fois dans des endroits très différents et
en
espaçant ses venues : entre chaque rendez-vous il revoyait ce
qu’il
avait filmé, et puis il a donné la parole à tout le monde, ça
aussi, c’est une qualité…
On sent beaucoup de choses de vos relations, c’est ça qui est
bouleversant dans ce film, ce qui passe entre vous. On parlait de
tribu, c’est
exactement ça, ça va bien au-delà du chant. Et ce que vous rendez
sur scène, on le sent aussi dans vos paroles sur le DVD.
Depuis une quinzaine d’années, les créations prennent de plus en plus
d’importance. Est-ce que tu es le seul à composer dans le
groupe ?
A écrire, à composer pour le groupe, oui, mais je suis sûr
qu’il y a parmi eux des gens qui peuvent le faire. Les choses se sont
structurées comme ça parce que j’ai commencé à
écrire des chansons tout jeune, et après j’ai continué. Mais
je sais que José, par exemple, a écrit des chansons quand on a fait
l’album pour les enfants. Il est capable d’écrire des chansons. Je
pense que d’autres aussi parmi le groupe peuvent le faire. Ils ne le
font pas, de
la même façon qu’ils parlent peu, parce que moi je parle et que
c’est plus simple. Je ne vais pas non plus avoir un discours qui
consiste à
dire que tout le monde peut tout faire, peut-être qu’il y a des gens
qui
n’ont aucune inspiration, je n’en sais rien. Mais je suis persuadé
que, parmi eux, il y a des gens capables d’écrire.
La création, l'écriture
Comment se passe
l’écriture ? quel est le point
de départ ? Ce qui nous frappe, c’est qu’il y a une certaine
complexité dans l’écriture, il y a à la fois des
mélodies qui sont superbes, mais il y a surtout des harmonies très
fortes.
Composer directement sur l’harmonie, ça ne semble pas évident, enfin
tu vas nous le dire, dans quel ordre cela se passe t-il ? On a
la sensation
qu’il y a des moments, dans les morceaux, où les harmonies sont
tellement
fortes qu’on ne sait pas trop comment on peut composer ça, est-ce un
ajout
progressif ou as tu ces harmonies en tête dès le
début ?
En fait, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ce n’est pas
monolithique, il n’y a pas une façon unique de procéder. Je disais
à Vincent Zanetti que Médée pour nous était un moment
important, c’est une espèce de pierre angulaire, de charnière, de
passage en quelque sorte. Avant Médée je dirais, tout était de
composition orale ; avec Médée, on est dans quelque chose qui
est plus
complet, qui commence à être quelque chose de plus écrit, mais qui en
même temps n’est pas écrit, n’est pas fixé : il
n’y a pas une rythmique particulière, il n’y a pas une partition de
Médée. Ensuite après Médée, il y a d’autres
choses, notamment des choses très écrites. Mais après
Médée, il y a aussi des choses qui continuent à être entre les
deux, des choses qui continuent à être orales.
Les choses ne sont pas chronologiques, ce n’est pas quelqu’un qui ne
savait
pas la musique qui a appris la musique et qui après avoir appris a fait
autrement.
Alors, comment ça fonctionne ? Soit c’est très vite écrit
– quand je dis écrit, je veux dire « pensé »,
et ce sont des choses qui de cette façon là bougeront peu. Soit il y a
des
choses qui vivent, qui se modifient. Cela a été le cas de
Médée par exemple, dans laquelle il y a eu des apports harmoniques
constants. D’abord, en cours de route des choses nous semblaient
incomplètes, inachevées, des moments avaient des résolutions qui
nous semblaient trop évidentes par rapport à ce qu’on était en
train de chanter, petit à petit des choses sont devenues plus abouties
sans doute,
plus complexes, il y a eu des apports successifs.
Après, il y a des choses très pratiques aussi. Par exemple Ceccè est
rentré dans le groupe l’an dernier, on a dit qu’il allait travailler
sur le répertoire ; tout ce qui est figé, écrit, pas de
problème, on lui donne une partition, il va l’apprendre. Le
répertoire traditionnel, les créations pas trop compliquées à
mémoriser, ça va, mais Médée, comment on fait ?
c’est compliqué, il faut qu’il mémorise quelque chose qui
n’est pas écrit, on peut difficilement lui donner un cadre dans lequel
il va
très vite s’insérer. Donc pour Médée, sur pratiquement
tout le chant, j’ai écrit une septième voix.
C’est bien ce qu’il nous semblait, mais nous avons posé la
question
à José, qui nous a répondu en blaguant. Cela nous a frappés
sur U Casticu, il ne faisait pas le bourdon, et avant il le faisait. Il
nous a dit 'je
n’avais pas envie de le faire !'
Mais ça, c’est pour d’autres raisons. Avec José, il y a un
petit problème tout bête : José a un vibrato naturel et quand
vous faites un bourdon et qu’au milieu de 6 voix vous mettez un
vibrato, ça
fout un bronx pas possible. On a l’impression de ne plus savoir où se
trouve
la note. Avec José, on a essayé à plusieurs reprises, il y arrive
difficilement. Il a une voix qui oscille comme ça (JC nous montre en
chantant)
Quand il fait un bourdon avec d’autres voix plus droites, sans vibrato,
ça
rend les choses compliquées, du coup on ne sait plus trop où on en est.
C’est la raison pour laquelle il a dit : « si ça pose
problème, il vaut mieux que je ne le fasse pas et que je ne rentre
qu’après » Ça explique que José ne soit plus sur le
bourdon. Mais il reviendra (rires)
Quand vous faites les premiers essais sur ce qui est écrit, est-ce que
chacun
apporte son idée sur la façon de la faire ?
C’est difficile. Par le passé, il a pu y avoir des choses qui
ont
été amenées, qui ont pu enrichir. Souvent elles émanaient de
Jean Antonelli, parce qu’il était guitariste, qu’il avait une approche
de l’harmonie, mais sinon c’est difficile pour un chanteur qui n’a pas
– je ne dirai pas une connaissance de l’harmonie, parce que moi je n’ai
pas la connaissance de l’harmonie – mais une approche de l’harmonie,
c’est difficile…
Il ne peut pas y avoir quelque chose de spontané ?
C’est plus compliqué que ça ; ça peut se faire, mais
ça se fait peu. Quand il y a un truc qui commence à être fixé,
pensé comme il est au départ, c’est difficile d’y ajouter des
choses sans lui faire prendre une autre direction.
On va faire une création à l’Aghja avec des musiciens de jazz, on va
leur donner des choses, ils vont probablement faire des propositions
qui vont faire
changer les harmonies, et ça peut être difficile qu’on soit dans un
travail où chacun puisse dire « moi je propose qu’on fasse
ça »
Maintenant, attention, je parle d’écriture. Quand tu prends tous les
mélismes que fait Jean Luc par exemple, c’est lui qui les fait, ce
n’est pas écrit. Bien sûr chacun amène ses trucs, par exemple
sur les voix de basse, ils vont à un moment donné dire « nous
naturellement, on timbre comme ça, on dit oui, c’est bien, on fait
comme
ça, tu as raison, on développe ci, on développe
ça ». Mais les notes qui y sont, elles sont ce qu’elles
sont.
C’était vrai au début quand vous étiez un peu en
apprentissage de vos voix, mais maintenant tu les connais toutes…
Absolument, il y a ça, et aussi le fait qu’on est passés
à une musique plus complexe, plus élaborée. Et j’ai
évolué sur certains trucs, et tout le monde n’a pas forcément
le même rythme d’évolution, ça ne leur enlève rien, ce
n’est pas prétentieux ce que je dis. C’est difficile si tu arrives
avec un truc de dire « moi je vois les choses
différemment" ; ou
bien tu as conscience de ce qui était proposé et effectivement, tu peux
trouver des choses qui vont, mais le problème, c’est qu’ils
n’ont pas forcément le travail sur l’harmonie qui permet de le
faire.
Moi, j’ai fait beaucoup de chemin parce que j’ai beaucoup travaillé
sur les compositions de Bruno. Il est probable que si eux avaient fait
ce travail,
s’ils avaient été comme moi avec Bruno, ils pourraient le faire.
J’ai été un peu l’interface, et effectivement j’ai appris
plein de choses dans le travail avec Bruno. Et le fait que c’est moi
qui ai
été l’interface fait qu’il y a certaines choses qui me viennent
sans doute plus naturellement.
Tu dis que tu ne connais pas l’harmonie, mais quand on écoute un chant
comme
Rex, où dans la deuxième moitié notamment il n’y a pas de
mélodie, c’est uniquement fondé sur des harmonies ?
Oui, quand je dis que je ne connais pas l’harmonie, ça veut dire
l’harmonie telle que tu l’apprends au Conservatoire, qui a des règles
d’écriture…
Tu ne les écris pas, tu les sens ?
Je les sens, je les écris, en faisant probablement des fautes
d’orthographe
harmonique !
Mais tu les sens d’abord ? Est-ce que ce n’est pas mieux
justement ? Est-ce que ça ne laisse pas plus de
liberté ?
Je n’en sais rien. Moi, ce qui me gêne dans cette approche des choses,
et
j’ai souvent eu la discussion avec Bruno ou avec Jean-Michel Gianelli,
qui sont des
gens qui maîtrisent l’écriture , quand je leur dis que je veux
me
former, ils me disent « non, surtout pas, ne te forme
pas ». Ils
ont peut-être raison, peut-être que je fais des choses qui actuellement
sont
interdites par l’harmonie classique et que je ne ferais plus si j’avais
une
formation académique, ça c’est évident, mais en même
temps c’est terriblement frustrant pour moi, à un moment donné, de
faire des choses et ne pas être sûr de pouvoir les assumer.
Tu penses que ça limite ce que tu pourrais faire, de ne pas connaître
la
technique ?
Je ne sais pas si ça limite.
Je disais « limiter » dans le sens
« oser ».
Quand tu es dans un cadre écrit, tu t’astreins à rester dans les
canons et tu dois perdre un peu l’idée de tenter des choses. Peut être
que tu tentes naturellement des choses que tu t’interdirais si tu
connaissais les
règles.
Peut être, mais c’est difficile. Quand on est ensemble, on se
régale. Mais dans notre évolution, par exemple demain on va travailler
avec
des musiciens de jazz.
Nous, en tant que bloc, on n’a pas de problème de langage entre
nous ;
on n’a pas de formation harmonique, on est d’accord sur le son, sur ce
que
ça doit donner, on doit opérer de petits réglages, mais on n’a
pas de problème de langage entre nous.
Si demain, on travaille avec un quatuor à cordes, on a un problème,
parce
que le type du quatuor va nous dire « attendez, là, je ne
comprends
pas ». Ce qui est écrit n’est pas… je ne vais pas dire
qu’il n’est pas juste, ce n’est pas que c’est faux, que ça
ne peut pas se faire, mais ce n’est pas dans la règle, et quelquefois
c’est mal écrit, mal formulé. Du coup, pour moi c’est
frustrant.
Par exemple depuis qu’on travaille avec Bruno, je suis passionné de
musique
classique, j’ai travaillé des morceaux pour orchestre. Chjarura de Si di
mè, c’est une partition d’orchestre que j’avais
écrite, mais je ne l’ai montrée qu’à Bruno. Et Bruno
m’a dit « on prend ça, on coupe ça, ça fait une
chanson superbe ».et on l’a gardée telle quelle. Mais on
n’a pu le faire que parce que Bruno a vu ça, l’a pris et est
allé l’enregistrer à Sofia. Moi, si demain je vais discuter avec des
musiciens classiques, j’aurais peur de ne pas être
crédible.
Tu as peur de ne pas avoir de légitimité, alors que tu peux
témoigner de tout ce que tu as fait ?
Cela ne suffit pas !
Tu as beaucoup appris à côtoyer des gens qui ont le dogme, mais eux
aussi
pourraient beaucoup apprendre avec toi.
Oui, mais c’est bon dans une relation comme avec Bruno. Je ne
dis pas
qu’il a appris des choses de nous, mais il dit qu’il voit les choses
différemment quelquefois, on a modifié un tant soit peu sa façon de
percevoir la musique. C’est bon dans le relationnel quand on établit
une
relation de confiance avec des musiciens, mais si demain je me présente
devant un
orchestre de 50 musiciens, je ne tiens pas le choc.
Je ne comprends pas que tu sois si radical dans cette affirmation, car
tu peux
témoigner de choses concrètes…
Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne !Il y a
plein
de festivals qui pourraient nous programmer et qui ne nous programment
pas parce que nous
ne sommes pas des classiques, parce que nous n’avons pas la formation.
Pourtant je
suis persuadé qu’il y a des choses qui pourraient s’intégrer
dans un festival de musique classique. Simplement un festival de
musique classique ne
programme que de la musique classique, des gens qui travaillent sur un
type de
répertoire..
Vous ouvrez plein de portes, plein de chemins entre les genres…
Le problème, c’est que ça fonctionne sur une partie du
public, et pas sur tous. Vous avez des gens qui sont dans la recherche
de quelque chose
d’inaltéré, qui ne comprennent pas forcément notre
démarche. Il nous est arrivé qu’un compositeur de Nice m’a dit
"je ne comprends pas pourquoi vous avez écrit 5 voix pour Médée,
avec trois voix on dit suffisamment de choses".
Ce ne sont pas des musiciens, ce sont des ayatollahs !
Dans les orchestres, il y en a, des ayatollahs ! Paul : Et en Corse aussi ! JC : D’ailleurs posez la question à Bruno. C’est un rapport de
forces perpétuel.
Ça rappelle Prova d’orchestra !
C’est pour ça que ça nous pose problème. Quand on a
fait la Grammaire avec les musiciens, j’ai écrit toutes les parties
instrumentales – on l’a fait parce que ce sont des musiciens qu’on
connaît, ils disent « t’emmerde pas, on s’en fout, que tu
écrives un mi bémol ou un ré dièse, c’est
pareil »» mais il y a des musiciens qui auraient dit
« attendez, celui-là, il a un problème, où voulez vous
aller ? » mais je ne peux pas lui dire ce que je veux
faire, je
l’ai écrit comme ça, je ne peux pas lui dire « parce que
là, il y a telle résolution, telle basse qui justifie telle note», je
ne peux pas le dire. Pour en revenir à ce que tu disais sur l’harmonie,
je
ne fais des choses que pour nous aussi, pour des gens qui sont proches
de nous, sinon je
n’oserais jamais faire un truc pour un chœur.
Comment s’est faite l’avancée vers la dissonance ?
C’est lié à plein de choses, à ce que
j’écoute, à ce qui me plaît, à ce que j’ai pu voir
de ce que faisait Bruno, à ce que j’ai pu entendre dans divers
registres. Ce
peut être quand vous écoutez Faiz Ali Faiz ou les symphonies
de
Mahler, il y a des choses qui sont, je ne vais pas dire puisées, mais
qu’il
me semble entendre dans des endroits très différents, pour des raisons
très différentes, dans des sites très différents,
etc.
Pour finir sur l’écriture, il y a aussi l’écriture du texte, tu
en as écrit un certain nombre, tu ne penses pas à éditer tes
textes ?
Il y a longtemps que j’écris, depuis 1983-84, ça fait plus
de 20 ans, et je n’ai jamais rien publié. Maintenant j’en ressens le
besoin, non pas seulement pour les publier, car je les utilise, je les
chante, mais parce
qu’à un moment donné, pour passer à autre chose, je pense
qu’on a besoin de s’en défaire. C’est d’ailleurs ce qui
nous pose problème sur le plan des répertoires musicaux : on a
des
répertoires qui s’entrechoquent maintenant, on n’a pas le temps de les
faire sortir et on ne continue à produire que parce qu’on est
sollicités. La Grammaire, je l’ai faite parce
qu’Orlando me
l’a demandé. On travaille souvent dans l’urgence. Le Requiem,
je n’aurais jamais eu l’idée de dire « je vais faire un
Requiem », j’avais commencé à faire des choses, mais
jamais dans l’idée de faire un Requiem.
Par exemple l’Ecclésiaste, tu l’avais écrit avant,
non ?
L’Ecclésiaste et le Meditate ont été
écrits
avant, pour des spectacles de la Passion à Calvi, et je les ai repris
pour le
Requiem.
Et aussi Figliolu d’ella, peut être ?
Et Figliolu d’Ella, absolument, qui n’était écrit que pour deux
voix pour la Passion à Calvi.
Oui, des voix de femmes, d’ailleurs.
Et quand on a pensé à travailler sur le Requiem, j’ai repris le
Figliolu d’ella parce que le thème, le chant me semblait intéressant
à développer, et surtout ce que dit le chant : le thème
Figliolu d’ella, sì figliolu di meiu me semblait important, me semblait
être la première des choses à dire quand quelqu’un s’en
va. Il y avait donc ces trois chants repris de choses antérieures. Mais
pour en
revenir à ce que je disais, s’il n’y avait pas eu la demande de
Jean-Pierre Le Pavec, il n’y aurait jamais eu de Requiem. Et s’il n’y
avait pas eu la demande de Jean-Yves Lazennec, il n’y aurait jamais eu
Médée.
Mais c’est très frustrant pour nous, parce qu’il y a des bijoux qui
sortent, puis un deuxième bijou arrive, et il y en a qui ne sortent pas
surtout !
Il y en a qui ne sortiront pas !
Mais ceux qu’on a entendus une fois, on voudrait pouvoir les réentendre
!
Tiens, question que l’on voulait poser plus tard mais je te la
pose
maintenant : au Final, dans ce que vous avez chanté, il y
avait un chant
géorgien…
Oui, Allilo.
Un extrait du Requiem ?
Non, de Marco Polo, il y avait deux extraits de Marco Polo
Vous aviez déjà chanté le premier en concert ?
Oui, à Nanterre on l’a loupé, celui-là !
Mais là, il n’était pas loupé ! Nous avons
été frustrés, car en montant à la Cathédrale Jean-Luc
répétait avec Marie Kobayashi, et vous ne l’avez pas
chanté ! Tiens, d’ailleurs, qui aurait
joué Marco Polo à
la place de Guillaume Depardieu ?
Quand, samedi ? On ne devait pas faire Marco Polo. Il y avait
quelques extraits , sa
voix sur la bande …
Si ça avait eu lieu à Nice ?
C’est Daniel Mesguich. Ceci dit, heureusement que ça ne se fait pas en
octobre, parce qu'on avait le théâtre le matin à 10 heures pour la
représentation l’après-midi ! Pour monter les décors,
mettre le son, répéter avec l’orchestre…
Le travail du chant
Une question à laquelle tout le monde pourra répondre, puisque c’est
sur le travail individuel du chant. Comment se fait votre travail
individuel ?
Comment s’est fait progressivement le placement de votre voix, comment
cela
continue-t-il d’évoluer au sein du groupe, le timbre... A
l’écoute du DVD de Don Kent, on apprend par exemple que Bruno Coulais
vous
faisait aller beaucoup plus dans l’aigu ou dans le grave, donc ça
continue
d’évoluer constamment. Comment chacun ressent-il ça, travaille-t-il
ça ?
Jean-Luc : Quand on travaille sur une
partition, on a chacun notre voix, qu’on travaille à la maison. On n’a
pas de méthode de travail particulière, on a une voix qu’on doit
apprendre, et ce sont les compositions qui font aller plus loin. Quand
on fait un truc
avec Bruno, à chaque fois il fait monter un peu plus les basses, il
fait descendre
dans le grave les aigus et inversement, ce qui fait qu’on évolue
Max : la méthode particulière, c’est de
travailler sur
ordinateur. Jean-Luc : Pour les partitions écrites (celles de
Bruno, Si di Mè,
pas Médée ni les chants traditionnels), on a un logiciel qui lit la
partition, les 7 voix, on peut mettre 6 voix en piano et la 7e,
la
nôtre, en trombone, on fait jouer à l’ordinateur, ça permet
d’entendre ta voix, tu peux même couper les autres voix et ne laisser
que la
tienne, ralentir le tempo, l’accélérer, ça permet de
travailler en précision sur ta voix à la maison. Quand on
travaille
sur une musique de film de Bruno on fait comme ça, on travaille 3 ou 4
jours
à la maison, on déchiffre bien notre voix, et une fois qu’on la
connaît suffisamment, on se retrouve tous ensemble et on essaie de
faire
fonctionner tous ensemble les voix que l’on a appris individuellement.
Ca
c’est pour les partitions.
A
Filetta en
répétition, 21/08/2005
(photo : Jean-Jacques Filippi)
Et quand ce n’est pas écrit ?
On tâtonne ! On travaille ensemble.
Vous enregistrez vos répétitions ?
Pas assez...
Donc à chaque fois vous repartez un peu à zéro ?
C’est la mémoire.
Avec tous les chants que vous avez appris, ça ne se percute pas un
peu ?
Jean-Luc : Au contraire, c’est ce qui permet d’entretenir la
mémoire. Plus tu en apprends, plus tu peux en apprendre. J.C. : Attention, même ceux qu’on a fixé sur
ordinateur on les
apprend par cœur. Quand on a fait Marco Polo avec Bruno, on est obligé.
Ce
n’est pas forcément le cas d’autres musiciens qui travaillent avec
Bruno, ils ont leur partition, et ce qui est terrible, c’est qu’on se
rend
compte justement que pour le coup tu ne mémorises rien. Ils jouent mais
ils sont
dans le cirage. Il peut arriver qu'ils se trompent, mais ils continuent
imperturbablement. Nous, à la limite, avec notre façon de fonctionner,
on
essaierait de rattraper, eux même pas.
Ça veut dire qu’ils n’écoutent pas ce qu’il
jouent ?
Justement, ça veut bien dire que c’est la façon dont on les
forme.
C’est de la mécanique !
On les forme à être en place et à jouer. Très souvent, les
problèmes viennent du fait qu’il n’y a pas de chef qui leur donne un
départ. Donc ils ne savent pas, ils ne comptent pas. Nous, quand on
faisait
Himalaya, on comptait 27 mesures avant de rentrer sur Le Lac.
Quand vous dites
ça à un musicien, il rigole ! 27 mesures, c’est un
truc de
fou. Il dit, attendez, on va vous faire signe ! Le musicien
est là, il
attend, tac, et il joue sa partie.
Mais ils n écoutent pas ?
J.C. : C’est comme
ça. Attention, le problème, ce n’est pas parce que ce ne sont pas de
bons musiciens, c’est parce qu’on les a formés à jouer comme
ça. On leur demande d’interpréter une partition, on ne leur demande
pas d’écouter ce que fait le pupitre d’à côté.
Alors que nous, c’est exactement l’inverse. C’est pour ça
qu’il y a beaucoup de musiciens qui ne trouvent pas leur compte au sein
de
l’orchestre. Il y a plein de gens qui sont malheureux dans les
orchestres.
C’est très militaire, en fait !
Bien sûr.
L'émotion
Cela nous amène naturellement à la question suivante, il y a quelque
chose
qui revient constamment dans la bouche des spectateurs, mais aussi dans
les interviews,
c’est l’émotion que l’on ressent à l’écoute
de vos chants. Il y a quelque chose de particulier qui se passe. Est-ce
que vous le
ressentez ? Comment l'expliquez-vous ?
On en parlait avec Vincent Zanetti. On a souvent eu des gens qui sont
venus nous voir en
fin de spectacle, des gens qui étaient émus au point de ne pas pouvoir
parler. On n’a pas d’explication, mais j’ai une idée là
dessus, elle vaut ce qu’elle vaut, moi je pense qu'ils ne sont pas émus
par
une esthétique, par des harmonies ou par une architecture. Ce qu’ils
reprennent en pleine tête, je pense que – et c’est pour ça que
la liaison est bonne par rapport au fonctionnement – on est un corps
composé
de divers individus qui ont chacun sa personnalité et qui réussissent
à former un corps. Je pense que l’idée est là : nos
sociétés modernes ont dans leur production, leur organisation, tout
conçu de façon pyramidale et individuelle, et en cloisonnant les
responsabilités. Pour tout, et on le voit quand il arrive une
catastrophe, on
essaie de remonter tout de suite la chaîne des responsabilités, parce
que
c’est organisé comme ça. On dit : « Untel fait
ça, il ne fait que ça, il a bien fait ce qu’il devait
faire ».
Nous, en tant que corps, on ne peut pas fonctionner comme ça. On est un
corps qui
ne fonctionne que quand tout le monde contribue à le faire fonctionner,
et
contribue en prenant à sa charge tout le corps. Il y a un vrai
collectif qui est
une sorte de cocon, et je crois qu’on renvoie cette image à des gens
qui
naturellement ont besoin de ça. Je ne vais pas faire le philosophe,
mais je pense
que l’homme à l’état de nature a besoin de ça, de savoir
qu’il fait partie d’un tout, qu’il s’insère dans un
ensemble et qu’il est en même temps acteur de son propre rôle et aussi
acteur d’une partie du rôle des autres. Et ce système ne fonctionne
que dans la mesure où on s’abandonne au collectif tout en gardant
chacun sa
personnalité. C’est un collectif qui s’enrichit de l’abandon de
tout le monde, mais qui n’impose à personne d’abandonner sa
personnalité.
Et je crois que c’est ça qui frappe les gens : quand ils
écoutent par exemple les chœurs de Médée,, les gens se disent
« mais comment ils peuvent chanter ensemble des choses qui ne
sont pas
mesurées, ils n’ont pas de repères, qui fait quoi, qui commande
quoi », et là il n’y a pas de réponse.
Et d’ailleurs, j’analyse les choses comme ça, parce qu’on le
voit bien, très souvent les individus modernes que nous sommes ont des
problèmes avec le collectif, avec le groupe. A chaque fois qu’il arrive
quelqu’un ici, une équipe de télé, des journalistes, des
représentants des institutions etc., ils demandent qui est le
responsable.
C’est ça le problème. Notre musique est aux antipodes de ça.
Et ça existe à l’état naturel, parce qu’on en a besoin,
je ne pense pas qu’on soit fait pour ne jouer que son rôle et ne pas
regarder
les autres et surtout dire "moi, je fais ce que j’ai à faire, que les
autres
en fassent autant". Nous on ne peut pas fonctionner comme ça.
Tu as raison de signaler ça, car une grande partie de l’émotion,
c’est ça. L’aspect fusionnel que vous donnez est bouleversant. Mais
ça ne suffirait pas à expliquer l’émotion. On est ému
parce que c’est beau ce que vous faites. C’est indissociable.
Je pense que c’est beau parce que c’est fusionnel. Ce n’est pas beau
parce que intrinsèquement c’est beau. Parce qu'on a fait des choses qui
ne
sont pas belles non plus !
Tout à l’heure on parlait d’harmonie, c’est vrai qu’il
y a des moments dans votre musique qui sont écrits de telle manière que
c’est beau, ça touche. Ensuite il y a ce côté fusionnel qui
fait qu’il y a un corps, une interprétation parce que vous êtes
ensemble et que vous donnez énormément.
Tu sais, il faudrait faire un test. Il faudrait prendre un chœur
classique et lui
faire chanter un de nos chants. Ce serait intéressant de voir comment
les gens
réagissent à ça.
Ce qui fait la différence, c’est l’émotion, le
côté tactile. Vous vous touchez, on sent une amitié entre
vous.
Absolument, c’est pour ça qu’à mon sens, ça vient de
là, ce n’est pas ce qu’on chante.
Le point de départ c’est ça. Mais ce que vous chantez,
c’est important !
Je ne dis pas que ce n’est pas important, ce que je veux dire c’est que
après, tu aimes ou tu n’aimes pas, tu adhères ou tu
n’adhères pas. Quand j’écoute de la musique classique, je
préfère les symphonies de Mahler à celles de Beethoven.
Françoise : Il y une alchimie : c’est physique et
relationnel.Tu pourrais
dire qu’il y a une peuplade d’hurluberlus qui sont fous d’A Filetta,
mais quand tu vois à côté de toi des gens que tu ne connais pas
être émus aux larmes … ma fille était aux Rencontres
pour la première fois, eh bien Diane vendredi soir, quand vous avez
chanté,
elle pleurait ! Pierre : La première fois qu’on vous a entendus, pareil, et ça
remonte à 1993, ce n’était pas le même répertoire. F : C’est intergénérationnel, c’est incroyable,
l’effet que vous faites c’est … comme le chocolat !
Moi, j’ai eu le même type de sensation lorsque j’ai entendu chanter les
Georgiens pour la première fois. C’est la même chose, parce que je
pense que c’est là-dessus qu’on se ressemble avec les Georgiens,
au-delà de l’aspect polyphonique, des ressemblances sur le plan de
l’harmonie, on est pareils sur le rapport entre nous et sur le rapport
avec le
public.
Et c’est pour ça qu’on aime aussi vous voir, ce contact direct
avec
ce que vous êtes C’est un courant qui
passe, ça rentre par
les pores.
Encore une fois parce qu’au delà du fait qu’on dit des choses avec
notre esthétique, il y a le fait qu’on est comme un corps, avec tout ce
que
cela a de fragile, de déséquilibré, de vivant, de tension, alors
qu’on n’a pas ce sentiment là quand on voit un chœur
classique.
Et vous ne donnez pas un spectacle.
On peut être touché par de belles harmonies, la voix de l’ange, mais
chaque fois que j’ai vu des chœurs classiques chanter, il y a quelque
chose
qui ne se passe pas, ça n’empêche pas qu’ils puissent faire des
choses qu’on leur envie souvent...
On n’est pas dans la technique avec vous, on est dans le sentiment,
dans
l’être, dans l’humain…
Donner du sens
Ca amène encore naturellement la
question suivante :
qu'est-ce que tu veux dire quand tu parles du sens, de la recherche du
sens mais pas
d’un sens ?
Oui, quand je dis du sens et pas un sens, c’est que justement, trop
souvent on
cherche un sens aux choses, c’est à dire que soit on cherche un sens en
se
donnant une direction, en se projetant et en disant « c’est là
qu’on va », et à mon avis, ça ne peut pas fonctionner
comme ça, on n’a jamais dit : « on va faire ci, on va faire
ça, on a tel projet, on va aller à tel endroit… » Ce
qu’on fait, ça ne peut pas se planifier, c’est fait de
rencontres.
Il n’y a pas de stratégie.
Absolument, il y a des rencontres qui nous ont modelés, changés,
transformés, qui ont fait qu’au fil de ces rencontres on a un profil
nouveau
à chaque fois. A mon avis, c’est la définition même de
l’identité qui n’a de sens que dans la mesure où elle est en
perpétuelle édification, sinon c’est quoi l’identité, ce
que tu es maintenant, dans deux heures tu ne le seras plus, par la
force des choses. Donc
c’est une illusion de dire que je vais camper sur la tradition, c’est
un peu
ça qui me gêne dans le discours sur la défense de
l’identité, qui a mon sens, ne tient pas. C’est contraire à
toute idée de vie, et quand je dis "du sens", c’est aussi le fait que
si on
n’intègre pas le fait que chacun d’entre nous est multiple, que non
seulement on est un groupe constitué d’individus qui sont eux mêmes
multiples, donner du sens à ce qu’on fait, c’est éviter de
demander à chacun de n'être que lui et de rester ce qu’il est, ce qui
de toutes façons dans la vie n’est pas possible ; c’est pour ça
que je dis "il faut donner du sens et pas un sens", et c’est la raison
pour
laquelle notre musique est variée, et c’est ce qui vous la fait
apprécier.
Moi, je ne vais pas dire « je ne vais faire des choses que
dans la mesure
où elles sont en rapport avec ce que j’ai été à un
moment donné ». De toutes façons, ce qui s’arrête se
défait ; le jour où on s’arrête, on commence à
dégringoler, et c’est applicable partout, y compris dans la technique.
Le
jour où on s’arrête d’être exigeant, d’aller
au-dessus, fatalement on commence à redescendre, car les forces sont
contraires
!
L'accompagnement instrumental
Avant le final, petite question subsidiaire sur les
instruments, que vous avez
abandonnés, est-ce définitif ?
Paul : Pour moi, oui, le tambour à contre
temps ! JC : On a eu cette discussion aux Rencontres sur le
problème des
instruments. Mon sentiment, c’est que la Corse, en tout cas le
mouvement culturel
corse depuis le début des années 70, a un gros problème avec les
instruments. Cela me semble évident. Autant on avait une tradition
orale
très puissante, des voix, une science de la voix, de la pratique
vocale, autant
sur le plan de l’instrument, avec du recul, je ne vois pas quel groupe
depuis le
début des années 70 a réussi quelque chose sur le plan instrumental.
Je suis très catégorique, les gens qui réussissent sont très
souvent ceux qui sont en rupture avec le mouvement identitaire, ils
sont dans un autre
registre. Vous avez de superbes musiciens en Corse, mais vous ne les
trouvez pas dans les
groupes. C’est lié au fait que Canta u Populu Corsu en commençant, a
donné un style, c’est celui de Jean-Paul Poletti, la guitare
arpégée, et tout le monde lui a emboîté le pas, nous y
compris, et que ça ne fait pas une ossature instrumentale, un chant
techniquement
cohérent. Je voyais sur ces Rencontres, et je le leur ai dit
d’ailleurs,
Rassegna, techniquement c’est très en place, aucun problème. Je
voyais Julia Sarr et le guitariste, on aime ou on n’aime pas, mais la
guitare avait
de la dimension ; si vous écoutez des groupes corses, il y a une espèce
de
bouillie instrumentale.
On a la sensation que les instruments, notamment la guitare,
retombent constamment sur
les mêmes schémas...
Absolument, on est bien d’accord, mais c’est parce que
d’abord, peut être que le mariage avec les voix polyphoniques n’est pas
si évident que ça, et deuxièmement parce qu'on a toujours fait pour
l’instrument ce qu’on faisait pour les voix, en ne tenant pas compte du
fait
qu’il y avait une tradition pour les voix mais pas pour les
instruments, et
qu’on n’a pas d’instrumentistes. Le peu d’instrumentistes
qu’on a, ce sont des gens qui, à un moment donné, se sont mis
à jouer de la guitare ; on s’accompagne, mais à mon avis c’est
insuffisant.
De tous les gens qui jouent, pour moi - c’est peut-être
excessif ce que
je dis - il y en a un seul qui a une réelle dimension sur le plan de
l’accompagnement, c’est Jérôme Ciosi, il utilise une guitare
comme un guitariste, c’est un vrai guitariste, il a une formation
classique, il
sait de quoi il parle.
Les autres, il y a beaucoup de choses maladroites, mal conçues. Moi, il
y a des
choses que j’ai comprises en évoluant dans le chant. Par exemple, la
guitare
arpégée, systématiquement faire un arpège de guitare en
accompagnement, vous ramenez l’unité de temps à sa valeur la plus
petite ! A un moment donné, (il chante la partie de guitare)
ça fige
les choses, d’abord ça donne une orientation…
Pour en revenir à ta question, à un moment donné on a pris
conscience du fait qu’on n'était pas des instrumentistes, pas à
l’aise dans ce domaine et même si on a pu faire des choses qui avaient
un
intérêt – je le disais à Bruno Allary de Rassegna – qui
me disait "pour moi, votre disque Una
Tarra ci
Hè est superbe, je l’écoute…"
C’est notre avis aussi !
Sans doute, mais moi, quand je réécoute les parties instrumentales, je
me
dis que ce n’est pas ça. Bon, les parties vocales non plus
(rires).
Avec le recul, on n’est pas content de ce qu’on a fait.
Ca fait partie d'une progression.
Absolument, on fera sans doute des choses avec instrumentation, mais
avec des musiciens.
On ne fait pas un rejet de ce qui pourrait être une instrumentation de
type
traditionnel : si demain on nous donnait les musiciens, des syriens qui
sont venus il y a
3 ou 4 ans, aucun problème, on peut faire des choses avec, même dans
des
registres très différents, mais faire ce que l’on a fait avec les
moyens du bord, moi guitariste alors que même si j’ai fait un peu de
guitare
classique je ne suis pas instrumentiste, c’est insuffisant. Et après,
il y a
toute une énergie que l’on n’a plus dans le chant parce qu’on
n’est pas à l’aise.
(pendant ce temps, Max, Jean-Luc, Paul et Jean se sont emparés de nos
appareils
photos et « font les japonais », mitraillent dans
tous les sens, se
photographient mutuellement en faisant des grimaces)
Les projets
La dernière question, vos projets. Il y en
a certains dont on a
entendu parler, d’autres pas. Il y a la création avec Paolo Fresu, le
dessin
animé (Max and co), y a t il à côté de ça une
création genre Requiem ou Médée dans les cartons ?
Il y a plusieurs choses. Il y a le travail à l’Aghja avec les
musiciens de jazz, c’est une rencontre ; ce n’est pas une
création à proprement parler, on arrive avec des choses, eux arrivent
avec
les leurs, on va essayer de mettre en place une rencontre mais ça ne
sera pas une
création ex nihilo ; en 4 jours on ne va pas produire un
répertoire
d’une heure et quart, ce n’est pas possible.
Après cette rencontre avec des
musiciens de jazz, dans
l’ordre on doit travailler avec des musiciens toscans, l’orchestre de
Livourne, et deux actrices sardes dans le cadre d’un projet : un
nouveau
Médée. Enfin, ce sera notre Médée, avec deux actrices et un
orchestre. Bruno Coulais doit écrire des choses sensées non pas jouer
sur
nous, mais opérer un maillage entre une musique de facture classique
telle que
peut l’écrire Bruno, et nos chants. Cela doit se faire impérativement
avant l’été 2007, c’est très court.
Dans la foulée, on doit
travailler sur une création
d’Orlando sur une Colomba qui doit se faire au théâtre de Bastia le 5
mai. Ceci dit, Orlando ne veut pas a priori que ce soit quelque chose
de
complètement créé : il dit qu’on est dans
l’évocation, même s’il ne va pas reprendre le texte de
Mérimée, mais il veut qu’on utilise plus un fond traditionnel
qu’on pourrait actualiser, qu’on pourrait remodeler, mais pas de
création proprement dite.
Ensuite, il y a avec
Orlando et Bruno la création d’un nouvel opéra pour enfants au mois
de juin à Nice avec le cirque Grüss. Bruno doit écrire des parties
pour nous, il pense utiliser beaucoup les chevaux.
Et
il y a également le projet dont je vous parlais l’autre soir à Bastia
avec le centre culturel Una Volta, un travail sur les quartiers anciens
de
Bastia.
Et pour les 30 ans d’A Filetta ?
Pas pour l’instant, on a évoqué la possibilité de faire une
grande salle sur Paris parce qu’on ne l’a jamais fait, mais pour
l’instant rien n’est arrêté, et on ne sait pas trop dans quelle
formule le faire : on ne va pas faire Si di mè, on ne va pas
faire un
Requiem, on ne peut pas faire un peu de tout, c’est difficile.
Et les CD « de rattrapage » ?
Il était prévu de faire sortir la Grammaire
de l’imagination
cette année ,
mais on a dû reporter, ça sortira fin 2007.
Pas un DVD du spectacle ?
Non, c’est trop difficile. L’idéal, ce serait de faire un
vrai travail d’animation, mais c’est trop cher. On va essayer de faire
un CD
avec un beau livret . Ou bien un livre avec un CD ?
Ce qui est sûr,
c’est qu’on était dans l’idée de faire la Grammaire en
version bilingue, voire trilingue, c’est à dire de faire trois versions
du
texte, en italien, en français et en corse, parce qu’on pensait que
même sur le plan pédagogique ça pourrait être très bien
de voir comment on passe d’une langue à l’autre. C’est en
projet.
Le Requiem ?
Le Requiem, on disait que ce qui serait bien, c'est de l’enregistrer
fin 2007.
L’idée, c’est de le reprendre petit à petit, de travailler
chant par chant, et de le sortir fin 2007 ; ça aurait été bien
été 2007.
Et puis ? Il y a des chants qui n’ont jamais été
enregistrés !
Tout le Salve Regina, tout le Via Crucis, ça aussi c’est renvoyé aux
calendes calvaises !
Et In Memoriam ?
Jean-Luc : C’est fini ! Non, on va le refaire en
décembre 2007 en
Belgique. La théâtre de Monte-Carlo avait l’exclusivité pendant
deux ans ; à partir de janvier 2007, si Larbi veut le reprendre, il
peut le faire
avec un autre ballet.
C’était magnifique !
Vous l’avez vu en entier ?
Non, la version courte à Monaco en août...
L’intégralité du spectacle c’est très cohérent.
La version courte est cohérente aussi, mais il y a des raccourcis. Ce
qu’on
avait fait fin 2004, c’était…
Ca ne doit pas sortir en DVD ?
Non, ils vont l’intégrer à leurs éléments de presse,
mais je crois que Cherkaoui ne voudrait pas qu’il soit présenté en
extrait, ça perd de sa force, mais il a écrit quelque chose de
magnifique.
On espère travailler encore avec lui, il a envie de travailler encore
avec
nous.
En plus quand on répétait là bas en 2004, on travaillait dans le
gymnase avec les danseurs, il est lui-même danseur, il vient de la
danse plus hip
hop, moderne, on voyait la façon dont ça évoluait. Avec les danseurs
classiques, il disait "c’est extraordinaire, je peux utiliser des
choses classiques
que moi je ne saurais pas faire", par contre, quand il demandait des
choses aux
classiques, lui c’est un acrobate, on dirait une boule de chewing-gum,
pour eux
c’était difficile, on aurait dit qu’ils étaient anguleux, alors
que lui, les mouvements, il roulait, on aurait dit les bêtes que tu
touches, qui se
mettent en boule !
Des chenilles ?
Oui, c'est ça ! C’est impressionnant, tu as l’impression qu’il
est complètement désarticulé !
F: Je
l’ai vu dans un ballet avec un
chorégraphe pakistanais, "Zéro degré", un duo, et à un moment
donné il danse sur la tête, c’est incroyable !
Donc, on suivait toutes les répétitions et à la fin, il disait aux
danseurs : "c’est bon, vous pouvez y aller", et à nous il disait "vous,
vous
restez ici", et il se mettait à chanter avec nous, il connaissait tous
les chants
par cœur, il disait "faites-moi celui là, montrez moi la
terza…"
Dans ce ballet il chantait aussi un chant yiddish, il chante
bien !
Je sais qu’il chante bien ! et il a une grâce ! Il
est
impressionnant.
Jean-Luc donne le signal du départ. Il ne nous restait plus qu'à
remercier
chaleureusement Jean-Claude, Jean-Luc, Max, Ceccè, Paul et Jean pour
leur accueil
et pour cet entretien passionnant qui a duré près de deux heures, dans
une
ambiance chaleureuse et détendue.
Autre
interview,
celle réalisée par Benjamin MiNiMuM pour MONDOMIX à Calvi en
septembre 2006
Les
motivations
à l'origine d'A Filetta,
réalité et caricature des
traditions
musicales corses
Ecoutez, les motivations étaient celles partagées par un certain nombre
de
jeunes groupes en corse. A la fin des années 70, il y a une volonté de
se
mettre en marche pour contribuer à sauvegarder un patrimoine. Notamment
un
patrimoine oral qui est en train pratiquement de disparaître. Pour des
raisons
historiques, économiques, la Corse se vidant à partir de la fin de la
première guerre mondiale de sa substance vive, en tout cas dans
l’intérieur de l'île, il y a tout un patrimoine oral, une culture
orale, toute une tradition de choses chantées, sacrées et profanes, qui
est
en train de disparaître.
Et il a fallu attendre la fin des années 70 pour qu‘apparaisse une
sorte de
sursaut, identitaire si on veut, qui a fait que nous, comme d’autres,
on
s’est engagés pour contribuer, dans un premier temps, à la sauvegarde
de ce patrimoine oral.
Et puis après, très vite s’est imposée à nous
l’idée, le besoin, la nécessité, d’essayer de prolonger
cette tradition, notamment par la création, par des apports nouveaux eu
égard aux relations que nous tissions déjà avec d’autres
traditions orales, d’autres musiques, d’autres musiciens, d’autres
compositeurs.
Et ce avec une conscience européenne, méditerranéenne ou
mondiale ?
En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’au départ c’est un
réflexe de survie. Donc la première phase, c’est celle qui consiste
à dire « faisons quelque chose pour nous ».
Ensuite, très vite on se rend compte qu’il est illusoire de penser
restaurer
un patrimoine en le coupant du reste du monde. ça veut dire que pour
nous, il est
clair que la tradition n’a de sens que dans la mesure où elle continue
de
refléter un peuple qui vit et qui avance. Et ce peuple qui vit et qui
avance, il
vit et avance tout simplement parce qu’il est au contact d’autres
peuples,
d’autres musiques, d’autres traditions orales, qui peuvent être
d’ailleurs quelquefois très éloignées de la nôtre, mais
qui de toutes façons nous marquent, laissent une empreinte.
On ne sort jamais indemne d’une rencontre avec d’autres musiciens, et
ce qui
nous intéresse, c’est de faire en sorte que notre musique soit en même
temps une musique vivante, qui intègre des influences, et qu’elle
continue
à ressembler à ce que nous sommes depuis longtemps.
Et je crois qu’il y a comme ça quelque chose qui se crée
indéniablement ces 25 ou 30 dernières années, qui
s’éloigne de la tradition originelle. Quand je dis originelle, le terme
n’est même pas approprié, parce que le repère que nous avons
par rapport à la tradition remonte au plus à 50 ans, ce n’est pas les
origines, mais c’est ce qui nous est resté au fond, c’est ce
qui
restait de vivant au moment où nous mêmes nous sommes mis en
marche.
Ces traditions semblent être assez fortes, voire même un peu figées,
on en a souvent l’image d’une caricature quand on est à
l’extérieur, que d’une réalité. Quelles sont pour vous
les réalités de ces traditions, de ces pratiques culturelles et
musicales ?
Nous nous rendons compte en ce moment qu’il y a un retour de bâton qui
est en
partie consécutif à une espèce d’emballement des media
à la fin des années 80.
Pour nous, il y a indéniablement le phénomène du Mystère des
voix bulgares qui a attiré la lumière des projecteurs sur cette
tradition,
et le regard que les media avaient sur cette tradition dans les années
90 a
été de dire « il y a des choses toujours vivantes, un
patrimoine
puissant, etc. »
Et maintenant, cet éclairage médiatique a forcément suscité
des vocations, des bonnes et des mauvaises : en 15
ans se sont
créés 70 groupes, et aujourd’hui l’image que l’on
renvoie, ce n’est pas l’image d’une dynamique.
En effet très souvent, malheureusement, les nouvelles générations de
groupes ont été finalement des copies de ce que faisaient les premiers
groupes, et du coup, pour celui qui est à l’extérieur, il se dit
« finalement ça ne bouge pas tant que ça ».
En réalité, ça bouge énormément. Quand vous pensez
qu’à la fin des années 70, les groupes de la première
génération, I Muvrini, Canta u populu corsu, I Chjami
aghjalesi,
Tavagna, nous, nous chantions tous le même répertoire traditionnel,
aujourd’hui on a pris des routes véritablement différentes :
les
Muvrini sont dans une démarche qui est beaucoup plus large, d’une forme
de
variété corse , nous, nous avons fait de la création polyphonique,
quelquefois en digressant largement par rapport à la tradition
originelle, vous
avez des groupes qui on travaillé vraiment sur le retour à la
tradition, il
y en a qui ont fait de la chanson, il y en a qui sont allés chercher
des
influences multiples en Méditerranée, etc.
Donc je pense que ça bouge, c’est une musique qui est bien vivante et
qui
propose des formes vraiment très diversifiées. Mais malheureusement, je
crois que le regard des media sur cette tradition qui était un peu
découverte à la fin des années 90, au bout de 10 ans, les media
n’ont pas forcément fait le travail d’investigation pour voir ce qui
se passait au fond, et pour voir comment au fond cette musique évoluait.
Je pense qu’elle évolue dans le bon sens dans la mesure où il y a des
métissages importants, il y a une ouverture sur le monde qui est assez
exceptionnelle pour des insulaires, contrairement à ce qu’on peut
penser, il
y a beaucoup de festivals, de rencontres qui ont été crées, beaucoup
de chanteurs qui ont dit « à un moment donné, on a besoin de
remettre notre chant dans sa matrice », ça veut dire d’aller
comprendre d’où on vient, ça veut dire déjà que
l’on a dépassé le stade où on considérait qu’on
était seuls et uniques, qu’on était nés ici et que
c’était un chant endémique qui n’avait rien à voir avec
les autres, ce qui a été un moment donné la tentation, je crois que
ça, on l’a dépassé. Est- ce que ça bouge assez vite,
pas assez vite, je crois qu’en tout cas il y a un phénomène culturel
puissant, un phénomène associatif extrêmement dynamique, il y a
beaucoup de choses qui se sont développées dans des répertoires
extrêmement différents, avec des groupes qui sont quelquefois allés
à la conquête des publics extérieurs. Je pense que c’est
plutôt le signe d’une bonne vitalité.
Tradition
du
chant et évolution de la langue
Je suis rarement venu ici, je n’ai assisté au premier concert et
fréquenté un public corse qu’hier, et il y a un truc qui m’a
surpris, c’est que, en attendant le spectacle dans la file d’attente,
les
gens se sont mis à chanter très spontanément, symptôme
d’une sorte de réflexe, alors que partout ailleurs en France, le chant
est
complètement tabou. Aujourd’hui le chant est très quotidien,
très vivant ?
On peut discuter du déplacement de ce chant. A l’origine – encore une
fois je ne peux me référer qu’à des origines récentes
– il est évident que jusqu’aux années 20
c’était un chant qui accompagnait un certain nombre de rituels ou des
travaux. Ces rituels ou ces travaux ont quelquefois disparu :
il y avait le chant du
battage du blé, il y avait le chant du labeur, des chants qui
rythmaient la vie
paysanne, et évidemment les campagnes se dépeuplant, cette musique
n’avait plus de raison d’être.
Aujourd’hui, cette musique s’est déplacée, elle est
chantée dans d’autres contextes : elle est chantée dans les
cours de recréation au collège ou au lycée, dans le cadre de
confréries. Il y a un renouveau des confréries, de gens qui sont des
laïcs, mais très en rapport avec la parole de l’Eglise.
Aujourd’hui, ce chant n’est plus le reflet direct d’une activité
économique ou sociale, en tout cas économique, mais il est resté
socialement très fort : il y a un besoin indéniable
de se
retrouver, d’être ensemble, de se reconnaître les uns les autres par
rapport à son village, à sa région d’origine, et en ce sens le
chant est extrêmement puissant.
Ce qui est vrai, c’est que c’est probablement l’un des seuls endroits
de France où il y a un chant qui est resté puissant. La tradition
chantée, mis à part en Bretagne, est largement en recul, c’est
évident. Il y a pourtant des choses superbes. Moi, je suis un passionné
du
travail qui avait été réalisé par Malicorne, par Gabriel
Yacoub que j’adore, et c’est vrai que c’est un phénomène
qui n’a pas pris ailleurs la puissance qu’il a pris ici.
Bien sûr, il y a des tas de gens - avec qui d’ailleurs on est en
contact -
que ce soit le Corou de Berra, que ce soit le travail qui a été
accompli
par Manu Théron, par le Cor de la Plana, etc. ce sont vraiment des gens
qui font
un travail remarquable, mais on n’a pas le sentiment qu’il y a un
phénomène très puissant, alors qu’ici, par rapport à la
démographie que nous avons, par rapport à la vie culturelle que nous
avons,
c’est vrai que c’est un chant qui est extrêmement fort, qui est
enraciné et qui surtout a retrouvé une fonction sociale.
Le chant est intimement lié à la langue . Cette
langue a
telle évolué avec le temps ?
Cette langue a évolué, elle continue à évoluer. C’est
une langue latine restée relativement proche de certains dialectes
italiens,
notamment le toscan. C’est une langue sur laquelle il y a eu tout un
travail de
fait, car il faut savoir que c’est une langue qui n’a réellement eu un
statut de langue – revendiqué, puisqu’elle n’a toujours pas ce
statut de langue - qu’à partir du moment où la Corse est devenue
française.
C'est-à-dire que si la Corse était restée dans le giron de
l’Italie, probablement qu’aujourd’hui le corse serait un dialecte comme
il existe d’autres dialectes italiens. ça ne pose pas forcément
problème, en sens inverse on n’aurait peut être pas eu non plus le
travail qui a été fait, notamment l’écrit de cette langue,
parce que justement on n’aurait peut être pas eu conscience que
c’était une langue qui a eu une histoire, une production littéraire
et poétique importante, depuis la fin du XIXe début du XXe siècle,
c’est-à-dire au moment où justement naît en Corse une
revendication identitaire, des revendications par rapport à l’Etat
central
pour être reconnus en tant que tels, pour avoir des statuts de gestion
proches de
l’autonomie…
C’est le phénomène nationaliste entre guillemets, après la
politique a fait qu’il y a eu des radicalisations, et qu’il ne faut pas
aujourd’hui faire un amalgame complet : il y a des gens qui
sont
d’obédience nationaliste qui sont des gens modérés, vous avez
des nationalistes radicaux, vous avez des gens qui ne sont absolument
pas nationalistes
mais chez qui le sentiment corsiste ou autonomiste reste très puissant,
et je
crois que tout ça a contribué à faire en sorte que cette langue
évolue, bouge, et surtout qu’elle commence à s’adapter, parce
que pendant longtemps elle a été une langue extrêmement paysanne, qui
n’existait que dans l’oralité.
Aujourd’hui, il y a quand même une production écrite importante,
même si malheureusement on constate que plus le temps passe, plus le
lectorat
diminue par rapport au début des années 70. Je discutais avec un
éditeur qui me disait « quand on sortait un bouquin de poésie
corse en 1975, on en vendait 1500 ; aujourd’hui, on en vend
250 »
ça veut dire qu’il y a un affaiblissement malgré tout, malgré
les efforts…
C’est un phénomène général, même en France le
lectorat diminue.
Absolument, il me disait par ailleurs qu’en vendant 250 ou
300
exemplaires d’une édition d’un bouquin de poésie, il
était pratiquement le premier vendeur en France, parce que la poésie en
France est en recul total, ce qui est évidemment dommage…
Les rencontres
polyphoniques de Calvi, les
rencontres avec d'autres cultures
Le choix d’A Filetta s’est fait avec une ouverture
vers
l’extérieur. Un des symptômes en est ce festival. Comment est
née cette idée ? Est ce une volonté culturelle,
politique ?
Les choses se font quelquefois de façon extrêmement
naturelle.
Nous existons depuis 1978.
Entre 78 et la fin des années 80, nous étions un groupe amateur, nous
avions chacun notre profession à côté, et en 1987 je crois, nous
sommes invités par des chanteurs sardes à participer à ce
qu’ils appelaient « una rassegna di canto sacro
popolare »,
un rassemblement : ce sont des confréries qui invitent des
confréries.
Pendant longtemps, c’est resté à l’échelon de la
Sardaigne, puis à un moment donné, la Sardaigne s’est ouverte sur
l’extérieur et a commencé à inviter des confréries, des
chanteurs comme nous, venus de Corse, de Grèce, et lors de notre
première
rencontre avec ces chanteurs sardes, en rentrant on s’est dit que nous,
ce serait
bien qu’on ait la même démarche, c’est à dire qu’on
se remette en relation avec des traditions polyphoniques, des
traditions vocales qui
existent, qui ont le même réflexe de survie que le nôtre, et il
faudrait qu’on mette tout ça en synergie, qu’on puisse à
nouveau se rencontrer, qu’on puisse mieux se connaître soi même, car on
sait pertinemment, encore une fois, que notre musique n’est pas
endémique,
elle est née de la rencontre de tas de courants.
Et dès 1988, nous avons créé le premières Rencontres, qui
étaient juste un échange corso sarde. Et puis à la fin, on a dit
« il faut qu’on aille plus loin, il n’y a pas de raison, il
faut
s’ouvrir sur le reste du monde. » Dans un premier temps, sur
la
Méditerranée, parce que c’est probablement ceux qui nous sont le plus
proches sur le plan culturel et linguistique, mais en tout cas, on
peut, et très
vite en 2 3 ans, c’est devenu un festival international en ce sens
qu’on a
reçu aussi bien des gens de Sibérie que d’Amérique du nord,
d’Amérique du sud, d’Afrique du sud, d’Asie, etc.
Je crois qu’on part avant tout d‘un besoin, c’est tout simple, un
besoin de se dire : « qu’est ce qu’on est, qui on
est, dans
quel monde on se situe, qu’est ce qu’on a à dire aux autres et
qu’est ce qu’on a à approprier des autres ? ». A
partir de là, la machine est partie, et c’est bien que ce soit comme
ça, parce que si c’était précédé d’un
objectif politique… c’est une philosophie politique, mais politique au
bon
sens du terme, il n’y a pas de stratégie derrière, il y a simplement
un besoin irrépressible de dire « on est une partie de ce
monde qui va
vite, qui change, qui évolue, nous mêmes on est appelés à
évoluer, qu’est ce qu’on va devenir, qu’est ce qu’on est
par rapport aux autres, qu’est ce que les autres sont par rapport à
nous,
qu’est ce que nous on est chez les autres, et qu’est ce que les autres
sont
chez nous ? »
Je crois que c’est important, y compris dans la musique, d’avoir cette
démarche, pour se débarrasser encore une fois de l’illusion que
l’identité c’est quelque chose de figé, et quelque chose qui
n’a de sens que pour être protégé. Quand on commence à
parler de protection de l’identité, pour moi il y a un danger. Nous
avons
toujours défendu le discours qui consiste à dire :
« une
identité vit quand on commence à s’en affranchir » et je
crois que ce qui est important, c’est cette capacité à sortir de soi
même et à prendre du recul sur soi même, et à prendre
conscience du fait que c’est une construction perpétuelle. Car sinon,
il y a
le risque de se dire : « on ne bouge plus, on est ce
qu’on
est », on s’impose à l’autre ou on se coupe de
l’autre et je crois que c’est le pire des chemins à
suivre.
Au fur et à mesure des années, des rencontres de ce festival, il y a
des
liens particuliers et inattendus qui se sont créés ?
Il y a eu des liens très puissants avec la Georgie, avec la
Sardaigne
toute proche, des liens avec l’Albanie, mais quelquefois aussi avec des
chanteurs
venus de très loin, on a été surpris de découvrir des
techniques vocales très proches des nôtres chez des sibériens, chez
des zoulous, sans aller chercher d’explications historiques de courants
de
peuplement, etc., ce qui est sûr, la première idée, c’est que
nous sommes tous, à la base, des hommes en prise aux mêmes
difficultés, qui avons la même nécessité de survivre, de
vivre, de se développer, etc., et que tout ça a produit un certain
nombre
de choses qui font du sens. Et qui est un sens commun. Et après il y a
probablement eu des courants de peuplement qui expliquent que, par
exemple, nous ayons
une polyphonie très proche de celle du Caucase. Physiquement, les
Georgiens nous
ressemblent beaucoup, la géographie de la Georgie, du Caucase, est très
proche de celle de la Corse Ce n’est peut être pas un hasard que les
uns et
les autres aient produit le même type de tradition, le même type de
chant,
par rapport à la nécessité de vivre dans un environnement qui est ce
qu’il est.
Bruno
Coulais, Medea, la
multiplicité des projets, les disques et l'esprit d'A Filetta
Au delà de ces rapports de peuples, il y a aussi des rencontres
humaines
extrêmement importantes dans l’histoire d’A Filetta, comment ne pas
parler de Bruno Coulais ?
Bruno Coulais fait partie des musiciens qui auront marqué
notre
parcours, et qui continuent à le marquer d’ailleurs. Nous l’avons
rencontré après avoir créé Médée. Il est
attentif à ce que nous produisons, et il a dès le départ envie de
travailler avec nous sur la bande originale de Don Juan, et très vite
se
crée avec lui un climat d’amitié, de confiance, qui fait qu’on
est très désireux les uns et les autres de continuer à se
surprendre. Il nous invite sur ses musiques, nous, nous le sollicitons
pour venir nous
épauler sur telle ou telle musiques à nous.
C’est vraiment un plaisir de travailler avec un musicien pareil, parce
qu’il
a un côté très caméléon au bon sens du terme, il le
revendique, il dit : « moi, j’aime bien être très
sensible à ce que j’ai autour de moi », pour écrire des
choses qui deviennent des choses qui par ailleurs lui sont très
personnelles.
Quand il a écrit Himalaya
l’enfance
d’un chef, à aucun moment il n’a voulu écrire de la
musique tibétaine, mais aujourd'hui, les tibétains ou du moins en Inde,
je
sais que les gens revendiquent cette musique comme étant la leur, parce
que Bruno
a su, tout en écrivant des choses qui lui sont très personnelles, faire
en
sorte qu’il y ait des éléments qui viennent à la surface et
qui donnent le sentiment qu’on est dans une musique d’inspiration
tibétaine.
Vous parliez de Don Juan, Médée, dont je voudrais bien connaître la
genèse, ce qu’on peut remarquer c’est une volonté de
réunir la tradition orale due chant corse et les grands textes ?
C’est aussi un peu un hasard, c’est la rencontre avec Jean-Yves
Lazennec qui
vient nous dire « j’ai aimé ce que vous faites,
j’aime bien l’idée que vous puissiez être la réminiscence
de ce qu’a pu être le chœur antique » et c’est lui qui
nous propose la tragédie Médée de Sénèque, ce
n’est pas nous qui faisons la démarche de travailler sur ce texte
là.
Ce qui est sûr, c’est qu’en cours de route on se rend compte à
quel point c’est un texte qui nous touche, qui nous est
proche, qui est une
partie d e notre histoire, de la Méditerranée, y compris de la Corse.
Il y
a comme ça pour nous l’opportunité de passer à un format
largement différent de ce qu’a été notre tradition orale
jusqu’à présent, qui avait un format chanson avec des strophes.
Dès lors qu’on s’attaque à un texte qui a une métrique
qui est ce qu’elle est, qui a des développements qui sont ce qu’ils
sont, on est obligé de penser une musique qui a une architecture
musicale autre,
et je crois que ça nous fait sortir de nous.
Et c’est très bien, parce que ça nous a fait sortir de nous et en
même temps, ça nous a aussi fait nous rapprocher d’autres courants,
notamment la musique géorgienne ou la musique albanaise ou la musique
grecque, qui
étaient des musiques dont on sentait vraiment qu’elle étaient des
musiques sœurs, jumelles quelquefois, et Médée aujourd'hui,
c’est le visage de ce qu’est A Filetta aujourd'hui : un groupe
qui,
indéniablement, est enraciné ici, mais en même temps qui est
allé à la quête d’une identité partagée avec
d’autres, bien au delà de la Méditerranée.
Pour nous, Médée c’est vraiment un tournant. Avant
Médée, on faisait de la tradition orale ; après, on a fait
beaucoup de choses écrites aussi, notamment après la rencontre avec
Bruno
Coulais ; et entre les deux, Médée c’est une sorte de passage,
qui nous fait passer de l’oralité à l’écrit. Mais dans
Médée, on n’est pas encore dans l’écrit. C’est la
raison pour laquelle Bruno Coulais dit que c’est un OVNI. C’est quelque
chose
d’assez inclassable.
Quels sont les repères chronologiques, en quelle année a
démarré cette rencontre, la démarche de
Médée ?
La rencontre avec Lazennec, c’est en 1995, on a produit
Médée en 1997, et on rencontre Bruno à la première de
Médée en novembre 1997. Et on enregistre Don Juan en janvier 1998. Donc
c’est allé vraiment très très vite. Depuis, il y a eu plein de
choses, on a fait un opéra pour enfants, le Robin et Marion à Nice, on
a
fait du théâtre musical, on a repris le Don Juan avec Orlando Forioso
qui a
mis en scène le Marco Polo. Depuis on a fait plein de choses au
théâtre, des créations musicales avec des chœurs bulgares, on a
fait dix ou douze musiques de films, on est en train de travailler à la
musique
d’un dessin animé qui devrait sortir en 2007 : « Max
and
co », un dessin animé complètement loufoque, une production
anglaise et suisse me semble t-il.
L’histoire se déroule dans une usine de tapettes à mouches. Il y a
une espèce de patron infâme, qui est un crapaud qui s’appelle Rodolfo,
et Bruno a écrit des choses complètement décalées,
complètement déjantées, qu’on interprète en polyphonie
sur des musiques très festives. Donc avec Bruno, on a fait plein de
choses, et
parmi ces choses, le Marco Polo qu’on a fait cet hiver avec Orlando
Forioso sur un
texte superbe qu’il a écrit, que Bruno a mis en musique, avec la
participation d’un tibétain qui est l’acteur d’Himalaya
l’enfance d’un chef, avec Marie Kobayashi avec laquelle nous avons
chanté sur Don Juan en 1997, avec laquelle nous avons travaillé sur
d’autres musiques. Marco Polo a été donné pour la
première fois cet hiver, ici à Calvi, puis ça a été
présenté à Bastia, puis à la biennale de Venise avec
Guillaume Depardieu. ça a bien fonctionné, et ça doit être
repris à partir de la fin du mois d’octobre.
Et il y a un projet de disque, de DVD ?
En tout cas, on espère, on croise les doigts pour que ça se fasse,
parce
que, malheureusement ou heureusement, en tout cas on a un rythme de
travail qui est
tellement important qu’on est sans cesse en retard sur la production.
On a
enregistré Médée en 2005, il sort en 2006, il a été
créé en 1997, et depuis 1997 on a créé : un Chemin de
Croix, une Passion, un Requiem, un travail sur des textes de Rodari
avec Orlando sur
« la Grammaire de l’imagination », qu’on a donné
ici même l’an dernier ; on a créé un répertoire de
chansons, on a créé un opéra pour enfants que Bruno a écrit,
le Robin et Marion, qui n’est pas enregistré. Il a composé une
œuvre pour nous et un quartette bulgare, ce n’est pas enregistré.
Nous-mêmes, on a créé plein de choses, on est en résidence le
mois prochain pour travailler avec des musiciens de jazz sur de
nouvelles
créations, et en fait, tout ça est emmaganisé, on compose, on
travaille, on avance, mais sur le plan de la discographie, ça ne suit
pas, tout
simplement parce qu’on manque de temps, parce qu’on manque de moyens,
parce
qu’on n’a pas toujours trouvé les partenaires qui fonçaient, et
que c’est difficile.
Et le point commun entre toutes ces créations ?
Les rencontres humaines et l’envie de travailler ensemble,
c’est
évident. Sinon, ça n’a pas de sens. D’abord, nous mêmes a
Filetta, c’est ça : l’envie d’être ensemble, le
besoin très fort de parler d’une même voix . Cela ne veut pas dire
être monolithique, ça veut dire respecter les personnalités de
chacun, mais vraiment de dire « on est ensemble, notre destin
est commun, on
est sur la même barque, on est sur la même île,on est dans le
même monde », et à un moment donné, ce qui guide tous ces
travaux, c’est effectivement le besoin impérieux de se sentir
entourés, de se sentir aimés, appréciés, et soi même
d’avoir à l’égard des autres de la sympathie, de l’amour
et l’ envie de leur faire partager et de le leur dire.
Une forte relation avec le spirituel donc ?
Sur le plan purement religieux, même si on est issus d’une
tradition religieuse très puissante, on n’est pas forcément tous les
dimanches à l’église. Mais déjà, ce qui est sûr,
c’est que culturellement nous sommes très portés sur le
répertoire religieux, et quand je dis religieux, c’est justement au
sens
premier du religieux, c’est à dire qui relie, le sentiment
d’appartenance à une communauté, et d’être ensemble dans
des moments bons ou pas bons, difficiles ou joyeux à vivre, et je crois
que
ça fait partie de notre façon de penser la musique, et c’est notre
façon de la développer aussi dans nos créations, dans nos
compositions et dans notre rapport aux autres musiciens.Hors
dogmes ?Absolument, hors dogmes, car si on rentre
là-dedans c’est
la négation même de toute forme d’ouverture.
Vincent Zanetti : En 1995, le metteur en scène breton
Jean-Yves Lazennec
demande au groupe polyphonique corse a Filetta de créer la musique des
chœurs de Médée, la tragédie dédiée par
l’auteur latin Sénèque au personnage de Jason, symbole par excellence
de la découverte de l’autre, avec tous les ravissements et tous les
troubles
que cela implique.
Un peu plus de 10 ans plus tard, A Filetta publie aujourd'hui
sur disque la
dernière version de ces quatre chœurs.
Et de la même façon qu’après le voyage de Jason,
l’ailleurs n’est plus vraiment ailleurs, on peut dire sans se tromper
qu’après le Médée d’A Filetta, le chant polyphonique
corse ne sera jamais plus le même.
Rencontre avec l’auteur de cette musique inspirée, celui qui a
même
été jusqu’à traduire en langue corse le texte latin de
Sénèque pour pouvoir le chanter dans une langue vivante et si
évidemment prédestinée au mariage de la polyphonie et de la
tragédie antique. Cet aède corse, c’est Jean-Claude Acquaviva.
Jean-Claude Acquaviva, dans vos spectacles, et
notamment dans la
présentation de Médée, pièce qui date tout de même de
1997 et qui sort maintenant en 2006, donc 9 ans plus tard en disque,
mais que vous avez
chanté ici à Calvi dans les Rencontres polyphoniques, vous avez cette
phrase dans la présentation qui résume presque tout :
« L’ailleurs n’est plus ailleurs », directement
citée du texte de Sénèque que vous avez traduit du latin en langue
corse. C’est largement autobiographique, Médée ?
Jean-Claude Acquaviva : Oui, je pense que c’est
autobiographique, je crois que
pour nous A Filetta, Médée correspond vraiment à un moment
fondamental dans notre trajectoire. Nous avons toujours dit que c’était
un
moment extrêmement important : d’abord c’est le moment où
sans doute par hasard, par nécessité aussi, on se met à penser les
choses dans des formats qui ne sont pas les formats
traditionnels ;
Et aussi, on revient à l’importance du texte, du verbe, de la parole,
jusqu’ici notre tradition orale est faite de chants qui sont souvent
très
courts, de vers souvent octosyllabiques, de poèmes très courts, de
strophes
qui sont reprises, etc. Et là, lorsque le metteur en scène nous demande
de
produire une musique pour ce chœur, on est face à un texte dont la
métrique n’est absolument pas régulière, on se trouve face
à un texte qui est très long, à partir duquel on ne peut pas
créer un e musique comme on l’aurait fait dans la tradition, en
disant : « on met en musique les 4 premiers vers, et
puis après on
répète ».
Cette difficulté par rapport au texte nous amène à essayer de
concevoir une musique qui nous dépasse nous-mêmes, qui dépasse notre
propre tradition.
Et en même temps, Médée arrive effectivement à un moment
où nous avons déjà pratiquement 10 ans de rencontres de chants
polyphoniques, où nous sommes en plein échange avec les chants
géorgiens, le Caucase, où nous sommes en plein développement par
rapport au théâtre, à la musique de théâtre, en tout cas
aux Passions qu’on joue à Calvi…
Donc Médée, c’est la musique qui arrive et qui fait qu’A
Filetta devient A Filetta, je crois que c’est clair.
Jusque là, on n’aurait pas forcément pu nous distinguer des autres
groupes polyphoniques, on chantait une tradition orale comme
d’autres :
Tavagna, nous, les Chjami Aghjalesi, Canta U Populu Corsu, tous les
groupes de Corse
travaillaient sur le même répertoire polyphonique, on avait à peu
près tous les mêmes repères, les mêmes répertoires
polyphoniques. Médée arrive à un moment qui est tel qu’on a un
bagage qui est ce qu’il est, qui fait qu’on a une idée de notre
musique qui a beaucoup évolué depuis 1987, et ça produit une musique
qui ensuite va nous permettre justement, à mon avis, d’aller plus loin
encore, d’aller sur des choses plus osées, plus contemporaines, plus
modernes, notamment sur le plan des harmonies, avec le Requiem, les
Chemins de Croix ici.
Nous avons produit des choses qui du coup s‘éloignent encore plus de la
tradition, sans doute, mais qui proposent des pistes de
prolongement.
Pour nous, Médée est un tournant. En fait, si vous voulez, avant
Médée, il y avait un travail qui n’était qu’oral. Avec
Médée, il y a quelque chose qui n’est pas écrit, puisque la
partition proprement dite n’a jamais été fixée, n’est
pas écrite, mais qui devient quand même plus fixé, plus écrit.
On a travaillé sur des mélodies harmonisées. Elles étaient,
comme dans la tradition orale, relativement libres : on savait
qu’il y avait
telle ligne mélodique, relativement libre et qu’autour de ça il y
avait des blocs harmoniques ; on savait qu’à tel moment on
était
sur tel accord, on allait vers tel autre, etc. C’est fixé en quelque
sorte,
mais ce n’est pas écrit. Et après Médée, on a
continué à faire des choses comme on faisait Médée, on a
continué à faire des choses comme on faisait avant Médée,
c’est-à-dire complètement orales, et on a fait aussi des choses
complètement écrites.
Donc Médée est une charnière, une pierre angulaire.
Et pour la petite anecdote, on a fixé Médée par
l’écrit. Maintenant, si vous l’entendez, vous ne reconnaissez
absolument pas Médée. On n’a pas la capacité de le fixer tel
qu’on le chante. Simplement, pour prendre des repères, pour s’assurer
malgré tout qu’on est dans le respect de certaines modulations, de la
tonalité, on a plus ou moins, de façon très simplifiée, on a
écrit les grandes lignes de Médée avec les harmonies. Mais si vous
le faites jouer par un outil informatique, oui, vous avez les harmonies
qui vont revenir,
mais vous ne reconnaissez pas, parce que ce qu’on fait sur scène, on le
fixe
difficilement.
Pour répondre à votre question, comment
a-t-on travaillé ?
On a travaillé sur une série de mélodies. D’ailleurs, ce qui a
été pour moi le plus passionnant dans ce travail, c’est d’avoir
pour les quatre chœurs des climats qui, évidemment, sont fonction de la
dramaturgie, de ce que dit le texte et de ce qu’il annonce.
Mais ce qui est intéressant, c’est que le premier chœur est
probablement celui qui est resté le plus proche du chant
traditionnel ; le
deuxième, qui au niveau de l’idée même du texte de
Sénèque, est celui qui est à mon avis le texte le plus moderne,
c’est justement celui là qui dit « désormais
l’ailleurs n’est plus ailleurs », c’est celui qui est le
plus en rupture avec tous les autres ; pour le troisième, on
revient à
quelque chose qui est en partie traditionnel, mais qui par contre, dans
certains
développements, est beaucoup plus moderne que le second ; et
le
quatrième, c’est un chœur beaucoup plus ramassé, c’est le
seul chœur rythmique, le seul qui est mesuré en quelque sorte, et
c’est celui qui voulait donner le sentiment qu’on arrivait à quelque
chose qui paradoxalement, alors que ça devient mesuré, est en train de
s’affoler, de se déformer, c’est le moment de la fureur de
Médée, et c’est là où les voix deviennent sans doute
les plus folles.
Et ce qui a vraiment été passionnant, ça a été de
travailler sur certains thèmes qui existent dans le premier chœur, qui
passent dans le troisième, et qui passent dans le quatrième, des
thèmes qui à chaque fois sont harmonisés de façon
différente et qui justement se déforment, et arrivent à la fin avec
ce qu’on a voulu être le chœur sans doute le plus fou, le plus
déstructuré, même si, encore une fois, sur le plan de
l’organisation rythmique c’est le seul qui est rythmé, qui est
rythmique, qui est mesuré.
Alors, comment s’est passé le travail avec les autres ? Dès
lors
qu’il y avait ces choses là qui étaient établies,
fixées, il y a eu tout un travail de mémorisation, de maillage, pour
faire
en sorte qu’on passe d’une harmonie à l’autre, chacun tenant
compte de la façon dont les autres développent.
C’est pour ça que Médée a mis beaucoup de temps à
mûrir. C’est pour ça que, quand on écoute nous les premiers
enregistrements de Médée, aujourd’hui ils sont extrêmement
différents parce qu’il y a plein de choses qui ont évolué et
notamment il a fallu attendre d’avoir une respiration commune dans le
texte, dans
le verbe, et cela a pris beaucoup de temps.
Alors aujourd’hui les gens qui nous entendent chanter viennent nous
voir en
disant : « mais comment faites-vous, vous n’avez
aucun
repère rythmique, vous êtes ensemble sur le plan harmonique, avec des
frottements, avec des choses qui modulent, comment faites-vous sans
repères ? » Eh bien, c’est la mémoire,
c’est dix ans de pratique commune qui font qu’on arrive à
mémoriser les choses de cette façon là.
On l’a dit, Médée c’est un peu une pierre angulaire dans
l’existence d’A Filetta. Pour vous compositeur, bien sûr vous avez
continué à composer, vous avez composé avant, vous avez
composé après, mais tout de même, la barre est montée
très haut, comment vivez-vous l’après Médée ?
Parce que, encore une fois, l’ailleurs n’est plus ailleurs. Maintenant,
où allez vous chercher l’ailleurs, parce que vous avez cette soif
là ?
Vous savez, ce qui est délicat pour nous, c’est que Médée,
comme vous le disiez, est une pierre angulaire, une sorte de passage.
Et c’est vrai
qu’on a été à l’aise dans le passage, et ce qui nous
fait un peu peur pour l’après, d’ailleurs ça s’est
vérifié, puisque on a beaucoup travaillé après, on a
composé plein de choses, mais on a fait des choses qui sont devenues
sans doute,
pour l’instant, pour ce qui a été produit, des choses qui seraient
plus proches d’une forme de musique classique contemporaine que
véritablement de ce qu’on a produit avec Médée.
Bruno Coulais disait de Médée : « c’est un
OVNI », c’est quelque chose d’assez inclassable, parce que
ça module beaucoup plus que la musique traditionnelle, mais en même
temps,
c’est sur des fonctionnements de la musique traditionnelle. Ce sont des
harmonies
plus modernes, mais on y retrouve quand même les éléments essentiels
de la musique traditionnelle. Médée est une musique qui est vraiment
celle
qui nous permet de sortir de la tradition, mais qui reste quand même
enracinée, amarrée en quelque sorte à la tradition, même si on
s’en éloigne, même si on y a intégré des choses
nouvelles, il y a toujours un contact.
Ce que l’on a fait par la suite, on a fait des choses qui, à mon sens,
sortent beaucoup plus des sentiers de la tradition. Alors, ce n’est pas
qu’on
le regrette, car quand on compose, on n’a pas à se poser le problème
de savoir où on va et si on est dans des routes jalonnées, mais en
même temps, on peut très bien accéder à un type de musique
dans lequel on peut ne pas être du tout reconnu.
Parce qu’on n’est pas des classiques, on n’est pas des chanteurs de
musique contemporaine, on n’en a pas la formation, les qualités, par
contre
je pense qu’on peut dire des choses dans un langage qui s’éloigne de
celui de la tradition, on peut faire valoir des choses au niveau
notamment de la
façon de vivre le chant ensemble, de continuer à le tisser ensemble,
ça, ça me semble important.
Je crois que la différence fondamentale entre un groupe comme nous et
un
chœur classique quel qu’il soit , c’est que le chœur classique
fonctionne par rapport à quelque chose d’écrit : il y a des
pupitres, c’est réglé très souvent par quelqu’un
d’extérieur, etc. Nous, on ne peut pas fonctionner comme ça, nous, on
est obligés d’être les uns dans les autres, de s’abandonner les
uns aux autres, ça, ça ne pourra pas changer.
Par contre, on sera amenés, et on a été amenés, à
faire des choses plus mesurées, qui s’approchent plus d’une certaine
forme de musique contemporaine. Alors, est ce que les gens vont
comprendre ? Nous
mêmes, on est toujours dans l’interrogation, évidemment, quand on fait
quelque chose : quand on faisait Médée, on se
disait :
« est-ce qu’on ne s’éloigne pas trop ? Est ce
qu’on a le droit de digresser ainsi ? Est-ce qu’il ne faut pas
revenir
à des choses plus simples, faire des choses plus
accessibles ? »
et puis finalement, on est sortis de Médée avec la satisfaction
d’avoir fait quelque chose qui correspond à notre personnalité,
à notre façon de voir la musique et son évolution en Corse et
ailleurs.
Pour en revenir à votre question, c’est un peu notre interrogation.
Après, il y a aussi le fait qu’on avance dans l’âge, on avance
dans la musique, on avance dans le contact ; on a beaucoup
travaillé avec
Bruno Coulais, c’est évident qu’ensuite il y a des influences, la
musique écrite beaucoup plus, est ce qu’on sera capables à
l’avenir de continuer à produire une musique qui soit autant un OVNI
que
Médée ? Je n’ai pas la réponse.
Les
mots de Jean-Claude
Acquaviva
U
lamentu di Ghjesù
Photo : Françoise
COULOMB - 7 septembre 2005, Calvi
La
tradition
Dès lors que l'on a des racines, on n'a pas besoin de prouver qu'on y
est
fidèle.Toutes les traditions n'ont de sens que dans la mesure où elles
évoluent. Elles évoluent naturellement depuis toujours, ne serait-ce
que
par la communication, par les civilisations qui se succèdent, se
croisent
où s'entrechoquent et quelque fois se déchirent. De là naît
une culture. Si l'on doit faire une analyse du chant polyphonique
traditionnel on ferait
le constat qu'il est endémique, c'est un chant qui manifestement a des
origines
ailleurs où il a été influencé. Il faut replacer ce chant
dans une perspective d'ouverture sur le monde, il ne faut pas faire du
suivisme et se
mettre dans les pas d'une musique dominante. Si notre musique est
ouverte, tant mieux !
Elle doit le demeurer pour continuer à être le reflet d'une
communauté qui vit, avance et évolue.
Quand on est issu de la tradition orale, avoir des racines, c'est en
même temps
extraordinaire et terriblement handicapant, parce que dès que l'on sort
du chemin,
de la tradition, on se pose sans cesse la question : "ai-je le droit de
sortir du chemin
?" Nous avons pris ce droit il y a plus de 20 ans, et ce qui nous
rassure et nous comble,
c'est que le public nous accepte tels que nous sommes et qu'il comprend
bien notre
démarche.
La tradition n'a de sens que si elle continue d'être le reflet d'une
communauté qui avance.
La
langue
Se focaliser sur la défense de la langue, c'est se tromper de combat.
La langue,
si elle n'est pas celle du pain, du jour, du repas, du coucher, ce
n'est pas la peine de
se battre pour elle. Ce qui est important, c'est d'essayer de vivre par
la langue et non
pas de faire vivre la langue. Dans ce sens-là, on se considère toujours
comme des gens militants. Pas des militants qui se posent en défenseurs
d'un
sanctuaire. Un sanctuaire, ça sent déjà la mort. Notre musique,
c'est tout sauf quelque chose de proche de la mort.
A Filetta
En octobre 1978, naissait le groupe A Filetta. A l'époque nous ne
savions pas et
d'ailleurs, nous ne savons toujours pas, s'il s'agissait du rêve d'une
esquisse ou
de l'esquisse d'un rêve. L'esquisse d'une demeure à jamais ouverte où
pourraient venir trouver refuge, les âmes entremêlées, qui dans leur
quête d'éternité, tissent et retissent les fils de ce vieux partage
qu'est le chant.Le rêve d'un navire sans pavillon, parti de nulle part
sillonner
l'ailleurs où des phares immémoriaux pourraient peut-être un jour lui
dire : " c'est là, parmi vous, dans l'éphémère partagé
que sont les étendues éternellement heureuses. "
Vingt ans aux côtés de tous ceux qui ont la conviction que la vie est
de ces
batailles à mener dont il ne faille sortir ni vainqueur ni vaincu, mais
grandi.
Et, s'il fallait, au terme de ces quelques années que subsiste une
empreinte et
une seule, nous souhaiterions vraiment que ce soit celle de voyageurs
dont la seule
préoccupation serait de ne rien vouloir altérer.Il faut être ce que
nous sommes et l'être pleinement et ne pas chercher ni à plaire, ni à
complaire; il ne faut pas tricher avec cela.
Nous sommes un vieux groupe de jeunes chanteurs.
"A Filetta a constitué un cocon où l'on s'épanouit quelquefois
à l'abri des vicissitudes d'un quotidien agité par les soubresauts de
nos
sociétés du tout-marchand où seule compte la capacité
à être plus fort que l'autre pour mieux l'écraser. Enfin, A Filetta a
également été une vraie école du partage, du travail et de
l'exigence envers soi-même." (source : A Pian' d'Avretu")
Chanter
Chanter c'est, aussi et peut-être surtout, dire tendrement
des choses
puissantes et puissamment des choses tendres.Notre chant est de pierre
et d'eau. Dans ses
plis et replis, dans ses arcanes, il épouse les contours de l'âme de ce
rocher tumultueux qui nous a engendrés.
Notre chant est un chant qui consacre la mémoire, il est aussi un chant
qui
prône l’ouverture, l’accès à l’autre. Surtout, il
traduit le besoin profond de n’être que ce que nous sommes, mais à
l’être pleinement, sans complexes, en authenticité et
généreusement. Pas en essayant d’en faire un sanctuaire. Le
sanctuaire, cela sent déjà la mort.
La
polyphonie
La pratique de la polyphonie est absolument liée à
l'établissement d'un lien social. C'est peut-être ce qui explique sa
force
et le fait qu'elle ait trouvé une nouvelle raison d'exister. Pratiquer
cette
musique, tenter de lui donner un prolongement, c'est pour nous caresser
l'espoir de
rapporter les clameurs nées du campement de quelques nomades dans ce
désert
qu'est le temps.Au-delà de l’aspect technique, la polyphonie est une
musique
de partage, qui ne se conçoit que dans la complicité. Il faut bien se
connaître, beaucoup d’échanges sur le plan humain pour que cela
fonctionne. Pour qu’il y ait une cohésion entre plusieurs voix, il faut
qu’il y ait du sens à travers ce qui est chanté. C’est une
musique qui contribue à créer des rêves collectifs.
La Corse
Je considère que le problème corse est spécifique, comme le
problème de n’importe quelle micro-région l’est. Parce
qu’il y a des raisons, une histoire, une géographie, propre. Mais,
j’ai toujours pensé qu’il n’est qu’une toute petite partie
d’un grand problème universel qui tient à la répartition des
richesses, à la justice, à l’équité, au respect. Du
plus petit de la chaîne au plus haut, respectons la vie dans ce qu’elle
a de
sacré, donnons à chacun les moyens de vivre dignement. Il faudra bien
trouver un jour ou l’autre les solutions du développement.
La vraie Corse est pour moi la Corse avec toutes ses composantes. Les
meurtres, les
attentats, les rivalités font aussi partie de la Corse et il ne faut
pas
évacuer cela. Mais, tout à côté il y a des gens qui
progressent, qui produisent, qui travaillent, qui essaient que cette
terre aille de
l’avant. De cela on ne parle pas, ou très peu.
Le problème corse n’est pas un problème local, il est mondial. Comme
beaucoup d’autres territoires dans le monde, face à la mondialisation,
la
Corse doit garder sa spécificité et sa culture. Le vrai enjeu est
là.
Un Continental qui change de département n’a pas le sentiment de partir
de
chez lui. Un Corse qui part de Corse s’arrache. Cela a eu une influence
très
forte sur cette volonté de maintenir, de cultiver.
Sur une île on peut avoir l’impression que tout s’arrête :
même la terre ferme !
La violence
La France a eu en Corse une politique violente, elle a essayé
d’éradiquer tout ce qui faisait la spécificité des Corses au
niveau de la langue, de la littérature. La France, par des lois
douanières
assassines, a essayé de mettre complètement par terre
l’économie corse. Cela fait aussi partie de l’histoire de France.
Aujourd’hui, cela se traduit par une violence qui a été en partie
légitime et une violence qui, en grande partie, a dérivé pour des
tas de raisons, pour des choix qui ont été faits ou pas. Parce que la
clandestinité a pris le pas sur le reste et l’on sait qu’une violence
clandestine est incontrôlable. Sous couvert d’une violence clandestine,
des
bandes armées se constituent, elles se partagent des secteurs. On est
donc
arrivé à des dérives avec, malheureusement, des gens sincères
qui se sont faits flinguer sur le terrain et des gens douteux qui ont
fait leurs
affaires. Aujourd’hui, on en est là.
J'ai toujours considéré que la violence clandestine était une erreur
originelle. Non seulement elle permet toutes les dérives, mais elle
entame notre
capacité citoyenne à prendre en charge nos responsabilités et donc
notre devenir. Enfin, elle porte en elle les germes de l'arbitraire.
L'engagement
Le chant a été pendant longtemps, dès la fin des
années 60 et depuis le phénomène revendicatif très fort, une
parole militante. Il a été le moyen de faire passer des idées. Le
mouvement autonomiste s’est beaucoup appuyé sur les chanteurs.
Aujourd’hui, nous sommes capables de dire avec notre langage et notre
musique ce
que les peuples de la terre disent avec leur langue et leur musique. Je
ne pense pas que
si on en était resté à quatre paroles chantées de
façon militaire, on aurait fait progresser notre terre comme elle a
progressé. Car, quoi qu’on en dise, durant les trente dernières
années, on a fait un sacré bond en avant, même si nous qui vivons la
Corse au quotidien, nous avons toujours le sentiment que les choses
n’avancent pas.
Les premières années ont été militantes jusqu’aux
années 80, puis tout cela est devenu plus universel. On a donné à
l’universel nos couleurs spécifiques. Le terme militant renvoie à une
idée de combat pour... Je préfère l'appeler associatif,
bénévole, naturel.Toute harmonie est inaccessible dès lors que l'on
ignore l'Autre dans sa spécificité, dans son tempérament, dans son
essence, mais aussi dans ses failles, ses insuffisances, ses
souffrances.
Le monde
Nous considérons que nous vivons dans un monde qui ne peut qu’aller
dans le
mur. Quand 10 % des gens de la planète se répartissent 98 % des
richesses,
cela ne peut pas tenir. C’est non seulement injuste, mais invivable.
Le racisme
Il me semble aussi dangereux de montrer la Corse
du doigt (comme étant raciste) que d'affirmer la main sur le coeur que
les Corses
ne sont absolument pas racistes.
L'identité
L’identité ne se
décrète pas, elle ne se projette pas, elle se dévide dans le souffle
des hommes, et la sauvegarde de l’identité passe par l’identité
plus que par la sauvegarde.
En conclusion...
"Produire du sens, tisser du lien, restaurer le respect, accepter de se
construire aussi
dans l’altérité".
Vu
sur le site
CafeBabelcom, le site européen http://cafebabel.com/fr/
Un grand merci à Carole de me l'avoir signalé.
Chanteur et leader du groupe de polyphonie corse ‘A filetta’,
Jean-Claude
Acquaviva, 41 ans, disserte sur son dernier album, les femmes de l’île
de
Beauté et la France jacobine. Le charisme de mon invité transparaît
dans ses yeux gris acier qui m'accueillent au matin d’une limpide
matinée
d’automne parisienne. Mais c’est avec sa voix, grave et hiératique,
que Jean-Claude Acquaviva a su mener son groupe, ‘A filetta’ aux
sommets de
l'art de la polyphonie corse. Un timbre a cappella qui, mêlé à celui
des six autres membres du groupe, a conquis le public de l'auditorium
de l'Institut du
Monde Arabe, le soir avant que je le rencontre.
N'oublie jamais la fougère
La salle parisienne n'était pourtant pas à la hauteur des performances
acoustiques de la petite église de village où j'ai entendu pour la
première fois chanter ‘A filetta’. « C'est vrai », admet
Jean-Claude Acquaviva « des concerts comme celui de Rogliano [au Cap
corse] nous
permettent de conserver un lien avec notre terre. » L’homme parle
corse, une
langue largement compréhensible pour moi qui suis Italien.
’A Filetta’ cherche à préserver la simplicité qui
existait lors de la formation du groupe en 1978 par " des amateurs."
Parmi les membres de
la première heure, des "instituteurs ou des bergers" et Jean-Claude
Acquaviva, 13
ans à l’époque. "Nous avons payé de notre poche notre premier
voyage à l'étranger, dans la Sardaigne voisine", se souvient-il en
souriant. "On ne demandait rien de plus".
En 1994, l’heure du choix sonne. "Nous étions face à une
alternative," explique Acquaviva : "Continuer à nous amuser ou prendre
les choses
au sérieux. Nous avons pris la voie professionnelle, portés par l'envie
de
nous réaliser, avec l'aide du compositeur Bruno Coulais et du metteur
en
scène Jean-Yves Lazennec".
A une condition : rester fidèle à leur nom. En corse, "filetta"
signifie
"fougère", une plante très répandue sur l’île de
Beauté et "difficile à arracher car dotée de racines qui se
développent à l'horizontale", souligne Acquaviva, joignant le geste
à la parole. "D’ailleurs quand un corse quitte l'île et oublie ses
racines, on dit : ‘s'è scordatu di a filetta’ [il a oublié la
fougère]".
De l'innovation mais pas
de pop
Pour Jean-Claude Acquaviva, la musique corse doit être à l'avant-garde.
"Nous voulons être aussi populaires que les autres genres musicaux,
sinon autant
nous mettre au musée. Nos collègues qui s'opposent aux innovations me
rappellent les damnés de ‘l'Enfer’ de Dante qui furent
condamnés à marcher la tête à l'envers et à pleurer par
derrière. Pour autant, il ne faut pas perdre l'authenticité de la
musique
corse", martèle t-il. Référence implicite à ‘I
Muvrini’, autre groupe de polyphonie corse très connu, qui a
mélangé les chants traditionnels avec des sonorités pop et des fonds
sonores instrumentaux.
Le discours d’Acquaviva vaut aussi pour la politique. "On nous accuse
d'avoir
oublié notre engagement des premières années en faveur de
l'indépendance de la Corse", explique Acquaviva avant d’enfoncer le
clou.
"En réalité, nous sommes encore plus militants qu'avant."
Une Corse "annexée par la
France"
Mais quel rapport entre la question corse et le dernier album d' ‘A
Filetta’
intitulé Médée
?
"Le thème des femmes, " explique Acquaviva, qui cite même le poète
Sénèque en introduction d'une de ses chanson : ‘Nulle force au monde,
ni ouragan, ni incendie ou machine de guerre n'a la violence d'une
femme
abandonnée, ni sa force ou sa haine’. "Je vois chez Médée la
même force que chez les femmes corses qui sont descendues dans la rue
dans les
années 90 pour protester contre la violence des indépendantistes."
Une violence avec laquelle Acquaviva confesse entretenir des liens
ambigus. "Nous
condamnons les crimes de sang commis par les ‘clandestins’. Mais on ne
peut
pas se contenter de condamner", glisse t-il avant de reprendre d'un ton
sérieux,
en français cette fois : "Qu'on le veuille ou non, la violence
clandestine
naît de l'injustice. Je ne suis pas pour l'indépendance, mais il ne
faut pas
oublier un fait historique irréfutable : la Corse a été
annexée par la France. Et c'est une terre beaucoup plus italienne que
française."
"Nous, par exemple, " poursuit-il - en s'adressant à moi en corse –
"nous
pouvons nous comprendre. Le problème est que notre île subit trop
d'injustices de la part de la France : les élections sont truquées, on
ne
vote pas librement. Et à chaque fois qu'on veut augmenter le niveau
d'autonomie se
déclenche une sorte de cordon immunitaire qui va préserver une
centralisation imposée par Paris."
Mais quel lien avec Médée ?
"Comme l'héroïne d'Euripide et de Sénèque, la Corse a subi une
injustice de la part de la France." Par amour pour Jason, Médée trahit
son
père et sa patrie puis se voit abandonnée par son amant dont elle se
venge
en tuant les deux fils qu'elle avait eu de lui. "Comme dans la tragédie
antique,
le pacte a été violé", lance Acquaviva avec une gestuelle toute
méditerranéenne.
Pour le chanteur compositeur, l’injustice pourrait être réparée
grâce à l'Europe. Acquaviva, sceptique sur la Constitution européenne
qu'il estime "trop libérale", considère que "la Corse a tout à
perdre si les Etats nations reprennent le dessus. Car l'Europe est
caractérisée par une notion que la France ne peut absolument pas
concevoir
: la décentralisation".
Pour 'A Filetta', l'Europe constitue surtout une occasion de dialogue
artistique. "Dans
le cadre du programme européen ‘Interreg’, [qui soutient des projets
entre régions européennes] nous avons essayé de confronter les
différents visages de Médée dans la tradition européenne. Le
spectacle a été mis en scène par le napolitain Orlando Furioso, avec
des actrices sardes, des musiciens du conservatoire de Livourne en
Toscane, et la
composition du Français Bruno Coulais."
En outre, « chaque année à Calvi, nous organisons une rencontre avec
des groupes polyphoniques du monde entier ».
Et de qui se sentent-ils les plus proches?
"Curieusement pas de nos voisins sardes, car leur chant est trop
aseptisé", dit-il
avec précaution. "J'adore les Géorgiens, qui nous ont enseigné
à chanter de façon puissante avec tendresse et de façon tendre avec
puissance", explique Acquaviva. Une énergie qui, dans les crescendos
d’’A Filetta’ rappelle ainsi le vacarme tendre et fracassant de la mer
de Corse.