Après les livres corses et sur la Corse et la littérature italienne, une nouvelle rubrique : "La Méditerranée en livres" consacrée aux auteurs des pays méditerranéens et aussi à ceux qui ont écrit sur la Méditerranée.
On trouvera pour l'instant des auteurs français
(Jean-Claude Izzo, Laurent Gaudé) et espagnols (José Luis Sampedro,
Carlos Ruiz Zafón, Arturo Perez-Reverte, Almudena Grandes) ainsi que le turc Orhan Pamuk et l'immense écrivain
portugais Fernando Pessoa .
Laurent
Gaudé
Jean-Claude
Izzo
Orhan Pamuk
Almudena Grandes
Luis Llach
Arturo Perez-Reverte
Fernando Pessoa
José
Luis Sampedro
Carlos Ruiz Zafón
Fils d'un immigré italien et
d'une mère d'origine espagnole née au Panier, Jean Claude Izzo
naît à Marseille le 20 juin 1945. Un CAP de "tourneur-fraiseur" en
poche, il s'oriente tour à tour vers le militantisme dans Pax Christi
(mouvement catholique pour la Paix), et la politique en adhérant
d'abord au PSU dont il est un candidat malheureux, puis au PCF. Il
devient collaborateur puis journaliste à "la Marseillaise" tout en
développant une activité méconnue mais prolifique de poète dans les
années 70 ("Poèmes à haute voix", "Terre
de Feu", "Etat de veille", "Braises,
brasiers, brûlures").
Devenu Rédacteur en chef adjoint en charge de la rubrique culture du
journal, il continue de publier des poèmes ("Paysage de femme",
"Le réel au plus vif") tout en restant fidèle à son
engagement politique. Ainsi, il publie en 1978 "Clovis
Hugues, un rouge du midi" chez J. Laffite. Déçu par le PCF,
il se coupe brutalement de son passé et change de cap dans tous les
aspects de sa vie. S'ensuivent quelques années de galère et après un
passage à la "Vie mutualiste" devenu "Viva" dont il devient rédacteur
en chef en 1987 pôur end émissionner peu de temps après. Il participe à
la création d’événements littéraires dont le Carrefour des Littératures
Européennes de Strasbourg, le Festival du Polar de Grenoble et le
Festival Etonnant Voyageur de Saint Malo, écrit également pour la
télévision et le cinéma (Les Matins chagrins, de Jean-Pierre Gallèpe),
puis choisist de se consacrer entièrement à l'écriture (articles pour
des revues, scénarii de film, textes de chansons, nouvelles et bien sûr
poésie).
En 1995 il publie chez Gallimard "Total Khéops",
premier volet d'une trilogie de série noire qui avec "Chourmo"
(96) et "Soléa" (98) lui vaut un grand succès
populaire. En 1998 paraît « Soléa » et malgré de fortes sollicitations
de Gallimard, il refuse de poursuivre les aventures de Fabio Montale.
Ces trois livres, ainsi que "Les Marins Perdus"
écrit en 97 et "le Soleil des Mourants" sorti en
septembre 1999 occultent par leur impact médiatique le reste de l'œuvre
de cet écrivain de grand talent qui fut avant tout un poête ("Loin
de tous rivages" sorti en 1997 et réédité en 2000 en est un
des meilleurs exemples), et ce jusque dans ses romans les plus noirs.
Il faudra que la maladie l'emporte le 26 janvier 2000 pour que l'on
découvre l'étendue de son registre littéraire et que l'on se rende
enfin compte que Jean-Claude Izzo était bien plus que le très réducteur
"écrivain de polars" forgé par les médias.
Manu, Ugo et Fabio : tel est le trio d'enfance du quartier du Panier qui ouvre Total Khéops, et puis Lole... celle que tout le monde a aimé. Mais Manu a été abattu, on ne sait ni trop par qui ni pourquoi, laissant Lole seule et triste. Ugo débarque alors à Marseille pour venger son ami. La mafia marseillaise serait derrière l'assassinat de Manu, alors Ugo va abattre un des caïds de la pègre locale et tenter de se faire oublier. Il sera descendu par la police bienveillante qui passait par là...
Fabio Montale est le troisième larron du trio, celui qui a mal "tourné" : il est devenu flic. Un petit flic qui tente de faire son métier dans les quartiers nord de la ville, là où le progrès social a quelque peu déserté et où la délinquance fait partie de la routine.
Montale est bientôt rattrapé par ses amis de jeunesse, disparus. Il voudra savoir, pour Lole, pour lui, pour la justice et l'amitié, pourquoi Ugo et Manu sont morts.Jean-Claude Izzo prend sa ville, Marseille, à bras le corps et nous décrit son cœur politique : la corruption, les liens "historiques" du pouvoir et de la mafia ; on pense à "Gaston", on pense à la famille Guérini...
Mais Izzo est aussi un amoureux de Marseille, de sa vie, de ses gens, et quiconque s'engage dans sa lecture se prend des envies de voyage, et d'aller voir sur place cette ville qui semble si attirante dans les mots de l'auteur. Malheureusement, l'avenir de Marseille, l'avenir du monde et des hommes et femmes qui vont avec rendent Jean-Claude Izzo pessimiste, alors le livre est sombre et la couverture noire... Mais le talent, la sensibilité, le style, font de ce roman un de ceux qu'on voudrait faire lire à tout le monde, parce qu'il serait vraiment dommage de passer à coté. Indispensable ! Au-delà des histoires de flics, de truands, de mafia et de complot, Izzo a tissé la trame d'une amitié unissant trois gars, fils d'immigrants. Une amitié tellement forte qu'elle résistera au temps. À travers la disparition de deux d'entre-eux, le troisième, le flic du trio, écrit le dernier chapitre de leur histoire de vie pour que, justice se faisant, un certain baume apaisant vienne cicatriser les blessures, enlever les gales pourrissantes et donner un léger souffle d'espoir aux suivants.
Le retour de Fabio
Montale qui a démissionné de la police parce qu'on ne peut pas être un
flic honnête de gauche à Marseille...
Il profite de sa retraite prématurée dans sa maison des Goudes, face à
la Méditerranée, savourant son Lagavullin en écoutant Coltrane, entre
deux parties de pêche à bord de son "pointu".
Mais
cette douce quiétude est bien vite dérangée par l'arrivée de sa cousine
Angèle, dont le fils Guitou a fugué et a rejoint Marseille pour
retrouver sa petite amie Naïma.
Angèle est sans nouvelles, et ne voudrait pas que cette fugue fasse
dégénérer les rapports déjà difficiles qu'entretiennent son nouvel ami,
le beau-père, et son fils.
D'autant que ces
rapports se sont encore assombris lorsque le premier a appris que Naïma
était d'origine algérienne. Fabio Montale va mener son enquête, qui
l'entraînera dans le milieu maghrébin.
Jean-Claude Izzo poursuit sa chronique de la vie marseillaise et s'attarde cette fois sur une plaie qui la ronge : le racisme. Les extrémistes sont de tous les bords, les racistes de même, et la politique, comme partout, mais peut-être ici plus qu'ailleurs, n'est pas en reste.
Montale (comme Izzo ?) comptait goûter les joies de la retraite, mais la réalité le poursuit de sa noirceur. Il n’est plus dans la police et ne peut compter que sur lui-même et les quelques contacts qu’il a gardés dans la police et le milieu.
Ce second roman est encore plus sombre que le précédent. C'est la résignation et le fatalisme qui dominent.
Dans Solea
(titre emprunté à Miles Davis), Jean-Claude Izzo explore
et dissèque la vie marseillaise.
Fabio Montale, qui a quitté la police après Total Khéops pour avoir trop vu la corruption qui régnait dans les rangs du pouvoir, qui s'est confronté aux extrémismes de tous bords liés à la présence de l'extrême droite, du Front National, de l'Islam radical et d'un fort contingent maghrébin dans la ville et la région (cf. Chourmo), tente de se réadapter à la vie "normale" dans sa maison des Goudes, à l'abri de toute noirceur.
Mais trop de magouilles, trop de morts ont meurtri son âme, broyé ses espérances.
Fabio Montale doit retrouver une ancienne amie et journaliste d’investigation Babette qui enquête sur les liens douteux mais tangibles qui unissent la haute finance internationale et la mafia italienne et marseillaise.
Lorsqu'il se retrouve en possession des dossiers de Babette où sont étalées les preuves des liens recherchés par la journaliste, preuves que la dite mafia entend bien faire disparaître, les choses se gâtent, forcément...
Jean-Claude Izzo poursuit la sombre description de la vie politique marseillaise, et le constat qu'il en fait est des plus pessimistes. Fabio Montale est rongé de l'intérieur et s'enfonce dans la déprime, au point qu'il ne sortira pas vivant de cette "aventure". On pense bien sûr au parallèle avec la santé de l'auteur qui, atteint d'un cancer, allait décéder quelques dix-huit mois après la parution de ce roman.
Gallimard (Série Noire), 1995,
1996, 1998
Fabio Montale vu par Jean-Claude Izzo
"J'ai écrit le premier (Total
Kheops) sans savoir que j'allais en écrire un deuxième. En
revanche, je savais que je n'en écrirais pas cinquante. En entamant Solea, je prévoyais
d'en finir avec Fabio Montale (...) Il y a un peu de moi en lui
évidemment. Des choses personnelles, des valeurs: le plaisir de manger,
ou de boire du bon vin, par exemple. Mais j'ai horreur de la pêche, par
contre...
Je n'ai jamais été flic. Tous les personnages sont inventés.
Mais inspirés d'amis... Le seul vrai, c'est Hassan, le patron du " Bar
des Maraîchers ". Et les jeunes, c'est mon fils et sa bande de copains.
Difficile d'analyser mon succès. Je ne pense pas être un écrivain
consensuel. Il y a un certain nombre de gens qui ne me liront pas...
Je
ne fais pas de concessions, ni dans le fond ni dans la forme. Je crois
que les lecteurs se retrouvent dans le personnage de Fabio Montale, et
dans ce que disent mes romans: y compris les problèmes de couple,
l'amitié. Chacun trouve dans Montale l'ami qu'il cherchait (...)
On me
dit souvent que c'est noir et pessimiste, mais le plus beau compliment
que l'on me fait régulièrement, c'est de dire que, lorsqu'on referme Solea, on a une
putain d'envie de vivre !
Je suis touché, car c'est la sensation que ça
me fait quand je lis Jim Harrison (...)
Oui, comme Montale, je suis
pessimiste. L'avenir est désespéré. Mais c'est pas moi qui suis
désespéré, c'est le monde... Je dis qu'on peut résister, transformer,
améliorer, mais de toute façon on est coincé. On ne peut rien changer
fondamentalement. Par contre, dans l'espace qu'on a, on peut être
heureux".
" Je ne crois plus les
politiques qui me disent: demain ça ira mieux, ou la révolution va tout
changer. (...)
Tout ce que j'écris sur les implications de la mafia
dans la région PACA est vrai. Mon passé de journaliste doit y être pour
quelque chose... (...)
Ecrire des polars n'est pas une autre façon de
militer. C'est juste une manière de faire passer mes doutes, mes
angoisses, mes bonheurs, mes plaisirs. C'est une manière de partager.
Bon, à l'exception de l'opposition au Front national, je n'ai pas à
dire: il faut faire ceci ou il faut faire cela. Je raconte des
histoires. Tant mieux si cela donne à certains l'envie d'intégrer une
association. Montale, il n'appartient à aucun parti. Il a des valeurs.
Il doute. Il est solitaire. Mais il croit à un certain nombre de
choses. " En tant que citoyen, en tant que militant, je n'ai plus grand
espoir. Mais je conserve plein d'espérance vis à vis de l'Homme(...)
Tuer Montale (dans Solea), c'est un signal d'alarme. S'il représente l'espoir, ça veut dire que, si vous voulez d'autres Montale, il faut vous démerder... "
"J'ai
appris la mer comme ça. C'est comme ça que la littérature s'est mise à
avoir un sens. Enfin, celle qui est capable de nous raconter qu'il y a
des mers dans lesquelles on pourra jamais se baigner, des ports où l'on
pourra pas baiser de filles. Et des pays qui survivront à la connerie
humaine."
Sur l'Aldébaran, vieux cargo amarré à la digue du large, trois hommes : Abdul, Diamantis et Nedim, attendent désespérément que leur sort se décide à des centaines de kilomètre de là .
Désoeuvrés, ils découvrent en errant au hasard dans Marseille, une vie qui leur semble familière, comme en écho de leur propre passé et une ville qu'ils déchiffrent peu à peu dans ce qu'elle a de plus douloureux et qu'ils apprennent à aimer presqu'autant qu'à haïr.
Autour d'eux, Marseille tisse et dénoue inlassablement sa toile de fond dans un tourbillon lent d'espoirs déçus, de joies simples, de patiences trompées, d'élans contenus, de souvenirs tenaces, de violences sourdes et de plaisirs assouvis. Ils y partagent leurs souvenirs et leurs doutes. Un drame moderne se noue autour de ces trois protagonistes, dont seul le dénouement tragique leur révèlera qui ils sont. La mise en scène impeccable de ce sombre huis clos donne au roman une dimension noire et tendre, violente comme peut l'être la lumière en Méditerranée.
Les Marins Perdus n'est pas un polar, mais Jean-Claude Izzo disait lui-même que ce qui lui importait était le travail sur le réel, et que parfois il passait par la fiction policière pour étayer son propos, d'autres fois non. Selon lui, il n'y a pas de différences entre les genres, alors je me suis permis de glisser ce roman au côté de la trilogie noire et marseillaise de Fabio Montale.
Jean-Claude Izzo, bien qu'amoureux de sa ville, et sûrement à cause de cette passion, fait toujours le même constat amer : l'avenir de Marseille est bien sombre... Comme peut l'être celui de ces trois marins qui vivent à travers leurs souvenirs (comme Marseille ?). Beaucoup de tendresse cependant envers ces personnages et ceux rencontrés sur le port, dans la ville, au hasard des errances. Une parenthèse pas si éloignée, entre deux romans noirs...
"Les Marins Perdus" est un livre fort, aussi fort que les personnages qui l'habitent et le théatre de son action. Un livre sur le courage, la futilité, la peur et le doute dont le titre aurait pu être "Dans le port de Marseille", tant son atmosphère est proche de la chanson de Jacques Brel, "pleine de bières et de drames aux premières lueurs".
"Le soleil des mourants" est un roman qui n'est pas purement imaginaire comme le dit Izzo. L'auteur s'est inspiré de reportages, d'enquêtes et d'entretiens publiés dans les journaux. La lente dérive de Rico nous fait sentir le poids de cette misère physique et morale, de cette déchéance. "Ne plus vouloir revenir dans cette société, ce n'était pas de l'impuissance. Seulement une grande fatigue à vivre après tant d'heures et d'heures de misère." Lorsqu'il rencontre Abdou, un gamin qui a fui l'Algérie après l'assassinat de ses parents et de son frère, il est à bout de souffle, avec l'espoir insensé de retrouver Léa, l'amour de ses 20 ans…
Chez Hassan, Bar des
Maraîchers, à la Plaine
Le Bar de La Marine, quai de
Rive neuve, sur le Vieux-Port
La Samaritaine, sur le
Vieux-Port
Chez Ange, place des
Treize-coins
Le Bar des Treize coins, rue
Saint-François
Chez Félix, rue Caisserie (Le
Chaudron Provençal)
Chez Paul, rue Saint-Saëns
Chez Mario, place Thiers
Dans Total Kheops:
Ray Charles: "What 'I'd say",
"I got a Woman" (concert de Newport)
Miles Davis: "Rouge"
Thelonious Monk
Calvin Russel: "Rockin' the
Republicans", "Baby I love you"
I AM
Paco de Lucia, Django
Reinhardt, Billie Holiday, Ruben Blades
Lightin' Hopkins: "Last night
blues"
Bob Marley: "Stir it up"
Paolo Conte
Michel Petrucciani: "Estate"
Astor Piazzola avec Gerry
Mulligan: "Buenos Aires, twenty years after"
Buddy Guy avec Mark Knopfler,
Eric Clapton et Jeff Beck: "Damn right, he's got the blues"
Dizzy Gillespie: "Manteca"
Leo Ferré (chez Hassan , Bar
des Maraîchers)
Dans Chourmo
Bob Dylan: "Nashville
Skyline", "Girl from the North Country"
John Coltrane: "Out of this
world"
Miles Davis
Bob Marley: "So much trouble
in the world"
Ray Barreto: "Benedicion"
Lili Boniche
Los Chunguitos
Art Pepper: "More for less"
Sonny Rollins : "Without a
song"
Lightin' Hopkins: "Your own
fault, baby, to treat me the way you do"
Edmundo Riveiro: "Garuffa"
Carlos Gardel: "Volver"
ZZ Top: "Thunderbird", "Long
distance boogie", "Nasty dogs and funky kings"
Dans Solea
Miles Davis: "Solea"
Mongo Santamaria: "Mambo
terrifico"
Pinetop Perkins: "Blue after
hours"
Lightnin' Hopkins: "Darling do
you remember me?"
Abdullah Ibrahim: "Zikr"
(Echoes from Africa)
Fonky Family, Le Troisième Oeil
Nat King Cole avec Anita
O'Day: "The Lonesome Road"
Gian Maria Testa: "Extra-Muros"
Ruben Gonzalez: "Amor
Verdadero", "Alto Songo", "Los Sitio' Asere", "Pio Mentiroso"
"En marge des Marées", "Lord
Jim" de Joseph Conrad
"Grand Hotel des Valises", de
Christian Dotremont
"Exil", de Saint-John Perse
Les poètes marseillais: Emile Sicard, Toursky, Gérald Neveu, Gabriel Audisio, et Louis Brauquier, le préféré de Montale
Poèmes à haute voix (P.J. Oswald, 1970)
Terres de feu (P.J.
Oswald, 1972)
Etat de veille (P.J. Oswald, 1974)
Paysage de femme (Guy Chambelland, 1975)
Le réel au plus vif (Guy Chambelland, 1976)
Clovis Hughes, un rouge du Midi (J.Laffitte, 1978) (réédition 2001 J.
Laffitte)
Total Kheops (Gallimard, Série Noire, 1995) (réédition 2001 Folio)
Chourmo (Gallimard, Série Noire, 1996) (réédition 2001 Folio)
Loin de tous rivages (Ed. du Ricochet, 1997) (réédition 2000 Ed Librio)
Les marins perdus (Flammarion, 1997) (réédition 1998 Ed. j’ai lu)
Solea (Gallimard, Série Noire, 1998) (réédition 2001 Folio)
Vivre fatigue (Librio, 1998)
L’Aride des jours (Ed. du Ricochet, 1999) (réédition 2000 Ed Librio)
Le soleil des mourants (Flammarion, 1999) (réédition 2000 Ed. j’ai lu)
Un homme est là, assis sur
le quai d’un métro, à New York. Il est vieux. En guenilles. C’est
Onysos. Mi-homme,
mi-dieu, il prend la parole et entame le récit de sa vie. C’est une
épopée antique. De sa naissance dans les monts Zagros à la prise de
Babylone, de sa fuite en Egypte à son arrivée dans la cité d’Ilion où
il décide de mourir au côté des Troyens, il raconte une longue
succession de pleurs et de cris de jouissance, de larmes, d’orgies et
d’incendies. Le temps
d’une nuit, sur ce quai anonyme, Onysos le gueux, le boueux, Onysos
l’assoiffé fait à nouveau entendre sa voix et se rappelle à la mémoire
des hommes.
C’est le siège d’une ville.
Bombardements. Asphyxie. Incendies. Il pleut sur les maisons. Une pluie
de cendres qui embrase le ciel et ensevelit les décombres.Les habitants savent que la fin est proche et
la défaite inéluctable. Tout le monde continue à vouloir se battre,
sous les yeux de Korée, le regard de la ville, pour ne rien céder à
l’ennemi. Tout le monde, sauf Ajac, l’amant de Korée. Lui ne prend pas
part au combat. Il ne porte pas d’arme. Il rôde la nuit, dans les
ruines, arpentant les rues, creusant dans les gravats. Il a décidé que
cette ville ne lui était rien et que son combat était ailleurs. Il a
décidé qu’il soustrairait celle qu’il aime à l’incendie.
Ces Cris, ce sont ceux
que lancent douze poilus - Marius, Boris, Ripoll, Rénier, Barboni,
M'Bossolo… - de la guerre de 1914 du fond de leurs tranchées.
Ce sont ceux, insoutenables, du soldat gazé, agonisant à quelques
mètres de là. Ou encore ceux, obsédants, poussés jour et nuit par l’«
homme-cochon », un soldat fou qu’ils imaginent errant, tel un esprit
prisonnier du purgatoire, entre les deux lignes de front.
Dans les
tranchées où ils se terrent, dans les boyaux d'où ils s'élancent selon
le flux et le reflux des assauts, ils partagent l'insoutenable
fraternité de la guerre de 1914.
A l'arrière, Jules, le
permissionnaire, s'éloigne vers la vie normale, mais les voix de ses
compagnons d'armes le poursuivent avec acharnement. Elles s'élèvent
comme un chant, comme un mémorial de douleur et de tragique solidarité.
Dans ce texte incantatoire, Laurent Gaudé nous plonge dans l'immédiate
instantanéité des combats, avec une densité sonore et une véracité
saisissantes. Un livre distingué par le Prix Atout lire 2001.
Au fil des pages, les monologues intérieurs
de ces douze compagnons d’armes vont se succéder, pour s’élever en une
sorte de chant polyphonique, de prière incantatoire contre la barbarie
et l’absurdité de la guerre. Terrés dans leurs tranchées, ils vont,
tour à tour, dire leur quotidien, rythmé par les assauts, mais aussi
par leurs peurs et leurs douleurs. La mort n’est jamais loin, même pour
Jules, le permissionnaire qui a la chance de quitter le front pour
quelques jours, mais qui reste obsédé par les voix de ses compagnons de
galère.
J’ai lu Cris,
premier roman de Laurent Gaudé, après Le Soleil des Scorta,
et j’ai été très surpris car le style en est très différent. Ici le
style épuré évite tous les excès du genre, pas de pathos inutile, de
mélodrame dégoulinant ou d’héroïsme déplacé. Gaudé emmène son lecteur
avec ses personnages dans le chaos des tranchées et lui fait éprouver
-littéralement- la peur qui noue le ventre en permanence, la terreur à
la pensée de mourir, l’angoisse de n’avoir d’autre choix que de devoir
tuer pour survivre. Un livre qui empoigne le lecteur dès la première
page.
Récit épique et initiatique, shakespearien par certains côtés, le roman de Laurent Gaudé déploie une langue enivrante pour décrire l'épopée d'une vie, voire d'une génération, d'une civilisation. En refermant ce livre, on reste hanté par cet univers, qui marie avec bonheur la tragédie antique et la culture africaine ancestrale.
Ce roman est une saga familiale plantée à Montepuccio, village des Pouilles, dans le sud de l'Italie, de 1875 à nos jours. Cette lignée terrible marquée dès son origine par le sceau de la malédiction, puis par celui de la pauvreté, transmettra, de père en fils, la fierté indomptable, la démence et la rage de vivre de la famille Scorta.
Rocco Scorta Mascalzone, bâtard, voleur et assassin comme son père, terrorise la région avant de se marier à une muette dont il aura trois enfants. Guettés par la misère et la folie, les trois enfants tentent d'émigrer aux Etats-Unis puis, refoulés d'Ellis Island, reviennent au village pour y ouvrir un tabac et essayer, malgré l'adversité, de trouver un peu de bonheur et d'argent, un sens à leur vie et une raison d'être à leur clan.
Le Soleil des Scorta est une histoire d'ombre et de lumière, qui conte les racines et la transmission, la folie des hommes, la lutte pour la vie, le châtiment, les moments de bonheur, le combat contre la malédiction de la terre, de la fin du XIXe siècle jusqu'aux années 1980. Un roman sincère, profondément humaniste, lumineux, tantôt rouge sang, tantôt jaune soleil. La « lignée des mangeurs de soleil » transfigure la geste de la famille des Pouilles en la dotant d'une aura mythique.
Une plume sûre, précise, évocatrice, un récit simple et efficace, dans lequel on plonge avec plaisir. Découpé comme une pièce de théâtre, ce roman prend le double aspect d'un récit objectif et linéaire que viennent scander les soliloques d'un des personnages, qui, avant de perdre la mémoire, se hâte de confier à l'ancien curé ce qu'il n'a pu encore raconter à personne. Marqué par la force de la parole, par la sincérité des personnages, par l'humilité et l'obstination des gens simples, par la recherche et la connaissance des joies élémentaires, ce livre entrelace les destins comme les voix d'un hymne étincelant d'humanisme.
Gardien de la citadelle
Europe, le commandant Piracci navigue depuis vingt ans au large des
côtes italiennes, afin d'intercepter les embarcations des émigrants
clandestins. Mais plusieurs événements viennent ébranler sa foi en sa
mission. Son
rôle consiste à sauver les malheureux abandonnés en pleine mer par des
passeurs malveillants. Après les avoir
sauvés, il les remet à la police. Il fait son travail
consciencieusement, sans trop se poser de questions, jusqu'au jour où
une femme l'interpelle et lui demande une faveur. "Elle le
voulait. De tout son être. Combien de fois dans ta vie, Salvatore, as
tu vraiment demandé quelque chose à quelqu'un ? Nous n'osons plus. Nous
espérons. Nous rêvons que ceux qui nous entourent devinent
nos désirs, que ce ne soit même pas la peine de les exprimer. Nous nous
taisons. Par pudeur. Par crainte. Par habitude."
La rencontre
avec cette femme déclenche chez Piracci une quête. Une quête de sens.
Dans ces quatre récits qui composent Dans la nuit Mozambique,
écrits entre 1998 et 2007 en marge de ses romans et pièces, et où l'on
retrouve des échos de ceux-là, Laurent Gaudé fait preuve d'une maîtrise
et d'une sobriété remarquables. Le texte bref lui convient, son style
se resserre, les personnages et les lieux prennent une intensité
nouvelle.
Gaudé nous convie ici à écouter des histoires d'hommes perdus,
malheureux et solitaires, de baroudeurs qui ont posé sac à terre, de
soldats écœurés par la guerre, d'amoureux dont les aventures se sont
mal terminées. Il y met toute sa sensibilité, tout son talent.
La plupart des histoires sont
racontées par les protagonistes eux-mêmes, ou présentées comme des
faits qui leur ont été rapportés et qu'ils nous communiquent à leur
tour. Ces nouvelles permettent de retrouver la profonde humanité qui
caractérise l’œuvre de Gaudé.
Sang négrier est un récit à la limite du fantastique où un esclave échappé du navire qui doit l’emporter vers les Amériques terrorise la ville de Saint-Malo et les responsables de ce transport inique. Le second du navire "promu par les aléas du sort", la mort du capitaine, provoque un désastre en décidant de ramener le corps du capitaine à Saint-Malo. Il ne s'en remettra pas. C’est lui qui raconte, dans un style épuré, presque clinique, la nuit de chasse à l’homme lancée par les autorités Un point de vue qui glace le sang.
"Le colonel Barbaque" raconte magistralement la dérive africaine d'un rescapé de la Grande Guerre, qui n'a pas pu "revenir des tranchées", et a fui vers "la terre rouge d'Afrique", où, dit-il, "je me suis senti chez moi. Etranger à tout mais sur une terre qui me faisait du bien". Cet officier français, Quentin Ripoll, « devenu noir» dans la boucherie des tranchées en 14-18 aux côtés de ses tirailleurs africains, et qui décide de partir s'installer au Mali, y fait d'abord du trafic, puis devient une espèce de chef de guerre qui, aux côtés des autochtones, combat ses compatriotes des troupes coloniales,. On retrouve les conséquences des horreurs de la guerre évoquées dans Cris, avec des accents qui peuvent évoquer le Céline de Voyage au bout de la nuit.
Dans "Gramercy Park Hotel", un vieux poète juif, Moshe S. Carvicz, victime d’une agression, erre dans New York au retour de l’hôpital,à la recherche de sa mémoire, après "trente ans d'oubli". Il retrouve la chambre d'hôtel où sa femme Ella et lui s'aimèrent avant que celle-ci sombre dans une folie profonde et dangereuse. Ici, le style de Gaudé, son humanité, sa sensibilité toute en mélancolie, en plaintes douloureuses, touchent droit au coeur. C’est bouleversant sans sensiblerie, sans nostalgie facile pour autant.
"Dans la nuit Mozambique", qui donne son titre au livre, évoque trois officiers de marine portugais qui ont pris l'habitude de se retrouver dans un restaurant ami de Lisbonne, pour des rendez-vous réguliers. Ils soupent, boivent beaucoup, et se racontent des histoires, vécues ou imaginaires. Leur dernière assemblée remonte à 1978. Les nappes, pieusement conservées par le patron, en attestent le souvenir. Le dernier survivant de la bande, l'amiral de Medeiros, revient donc chez Fernando une ultime fois pour se remémorer le récit tragique du commandant Passeo, tombé amoureux, au Mozambique, d'une « fille de Tigirka ». Les deux hommes se souviennent de leurs deux amis disparus, marins, et de leur dernière rencontre à quatre, en 1978, quand le commandant Passeo a évoqué ce moment où il faisait route vers Maputo : "Dans cette nuit qui sentait la noix de cajou et le sel marin, une femme était morte. Je n'avais jamais pensé que mon bateau se transformerait un jour en cercueil." Passeo avait décidé de donner une sépulture à cette femme, au Mozambique. Mais il raconterait "tout cela la prochaine fois". Passeo n'est pas revenu, il a laissé ses amis avec une énigme et une obsession, le Mozambique. Et Laurent Gaudé, très habilement, abandonne ses lecteurs avec la même interrogation.
Avec Dans la nuit
Mozambique, le talent de conteur de Laurent Gaudé éclate
littéralement. Ces dernières pages sont extraordinaires par leur
imagination et leur rythme d'écriture.
Si je retrouve par moments les qualités qui m'ont fait apprécier Laurent Gaudé, je dois dire que globalement je ne suis pas convaincu par cet ouvrage. Des passages grandiloquents ou un peu attendus (la descente aux Enfers, notamment) cohabitent avec des lignes d'une beauté fulgurante, de magnifiques réflexions sur la mort et le souvenir : la part de vie que nos morts nous volent et la part de présent ou d’avenir que nous leur rendons par nos pensées.
Ce qu'en dit Jacques Fusina :
Quatre nouvelles de Gaudé
Je ne connaissais Laurent Gaudé que comme le jeune auteur du Soleil des Scorta qui obtint le prix Goncourt en 2004 et dont on tira aussi un film. Ayant lu récemment à son sujet une critique positive j’ai voulu tâter à sa dernière œuvre Les Oliviers du Négus, publiée comme les autres chez Actes Sud. Il s’agit d’un recueil de seulement quatre nouvelles, assez longues, Le Bâtard du bout du monde, Je finirai à terre, Tombeau pour Palerme et surtout la première qui a donné son titre à l’ensemble.
La nouvelle est un genre particulier qui doit saisir immédiatement le lecteur et le conduire assez rapidement vers une fin autant que possible originale : dit de la sorte, c’est une définition grossière et l’on sait qu’il existe des nouvelles de toutes les factures que chaque auteur pétrit à sa manière. De ce point de vue je puis dire que j’ai été vite convaincu par une écriture privilégiant la forme brève et efficace, par une construction façon cinéma, avec des séquences nombreuses qui donnent une progression rapide de l’action en même temps qu’elles permettent une réflexion personnelle sans lourdeur sur le thème traité.
Ici les sujets sont variés car si l’on parle souvent de faits historiques, on passe tout de même de l’histoire des antiques Pouilles italiennes ou celle de l’Empire romain jusque dans ses confins septentrionaux, à celle de la guerre de 1914 sur le front franco-allemand, et à celle enfin de la lutte sicilienne contre la maffia. Chaque sujet est appréhendé sous un angle particulier qui plonge directement le lecteur dans l’action, souvent situation étrange que le narrateur découvre par pans.
La première propose comme héros un vieux combattant d’Ethiopie (d’où le surnom de Négus) qui a mal vécu la campagne de colonisation du Duce et qui devient, à son retour, un original en révolte contre l’évolution moderniste de son village (tourisme et autres) et croit entendre l’écho d’un épisode très ancien, celui de l’invasion de Frédéric II roi des Deux-Siciles dans les champs d’oliviers de l’Italie méridionale. Même climat étrange dans la seconde nouvelle qui suit un centurion de la légion romaine jusqu’au mur d’Hadrien, aux frontières écossaises où il entre en contact avec les Barbares qui menacent Rome. Guerre également dans la troisième nouvelle, celle de 1914 avec ses tranchées et ses bombardements d’artillerie, mais elle est vue du côté de la terre souffrante qui peut aussi se venger par elle-même des épreuves incessantes que lui font subir les armées. La dernière nouvelle nous transporte dans la tête et le cœur de l’un des deux juges anti-maffia, Falcone et Borsellino, juste avant qu’ils fussent assassinés par de terribles attentats.
On dit que ce sont des thèmes, ceux du tragique et de la mort, qui plaisent à cet auteur de quarante ans : il passe en effet dans sa langue une force et une vérité qui touchent parce qu’il sait mettre en œuvre avec habileté des scènes, des actes et des paysages, qui font parfois penser à Maupassant, ce qui n’est pas si mal ! Les sujets peuvent nous émouvoir aussi lorsqu’ils se rapprochent de notre propre histoire et de la vie de nos régions : il suffit de constater combien ce sont exactement les mêmes dénominations pour certains lieux évoqués.
(Laurent Gaudé, Les Oliviers du Négus, nouvelles, Actes Sud, 2011)
Source : http://www.musanostra.fr/
Orhan Pamuk est un écrivain turc, né à Istanbul le 7 juin 1952 à Istanbul. Ses romans ont rencontré un énorme succès dans son pays et dans le monde. L'auteur a remporté de nombreux prix littéraires, notamment le prix Médicis étranger pour Neige le 7 novembre 2005, et a obtenu le 12 octobre 2006 le prix Nobel de littérature.
Considéré comme un contestataire dans son pays (il fut le premier écrivain du monde musulman à condamner publiquement la fatwa islamique lancée contre Salman Rushdie en 1989, et a reconnu la culpabilité de la Turquie dans les génocides kurde et arménien), il a fait l’objet de menaces de mort et de mises en examen pour « insulte délibérée à l'identité turque »
Orhan Pamuk est l'écrivain de « l'âme mélancolique de sa ville natale », mais il est aussi et surtout l'observateur d'une nation divisée et tiraillée entre la tradition musulmane et le modèle occidental.
"Neige"
Ka - c'est le nom qu'il s'est choisi - est un poète turc qui, après de longues années passées en Allemagne, se rend à Kars, dans une région périphérique de Turquie, près de la frontière arménienne, pour enquêter sur une « épidémie » de suicides de jeunes filles voilées qui n'acceptent pas les contraintes laïques interdisant le voile dans les écoles et à l'université. Il découvre dans la ville, peu à peu bloquée par d'imposantes chutes de neige, les tensions créées par les élections municipales imminentes que devraient remporter les partis religieux. Il y retrouve aussi une jeune femme jadis aimée, İpek qui vient de divorcer, et avec qui il veut renouer.
Il rencontre diverses personnalités comme Muhtar, l'ancien mari d'İpek candidat timoré du parti religieux, ou Saadettin Efendi, un responsable musulman charismatique avec qui il débat de religion et de laïcité avant d'assister à l'assassinat du directeur de l'École normale hostile au port du voile dans son institution et son témoignage est recueilli par la police. Ka prend des notes et compose des poèmes, qu'il projette de regrouper ses poèmes sous le titre de Neige.
Le conflit entre les courants de pensée passe à travers d'autres personnages comme Kadife, la sœur d'İpek, qui défend le port du voile ou Necip, un jeune étudiant d'école religieuse qui cherche à approfondir, en parlant avec Ka, son rapport à l'islam, ou encore le militant clandestin et terroriste Lazuli. La tragédie se produit quand Zaim, le chef d'une petite troupe d'acteurs militants kémalistes, transforme la représentation d'une pièce engagée, à la gloire de la modernité, en coup d'État. Les armes des acteurs tirent de vraies balles et tuent plusieurs spectateurs islamistes qui conspuaient le spectacle. La police et l'armée amplifient ce « coup d'État d'opérette » en profitant de l'isolement de la ville, et multiplient massacres et arrestations tandis que les victimes essaient maladroitement de dépasser leurs différends pour transmettre à l'Occident, par l'intermédiaire de Ka, une proclamation condamnant le coup de force.
Les voies de communication se libèrent finalement et Ka, menacé pour son manque de conviction religieuse - qui passe pour de l'athéisme aux yeux de certains -, et pour sa participation indirecte aux événements, quitte la ville sous protection militaire en ayant échoué, malgré un début de liaison intime, à convaincre İpek de partir avec lui, car elle estime qu'il a livré un responsable islamiste.
Quelques années plus tard, Ka sera abattu dans une rue de Francfort-sur-le-Main...
Dans ce roman, Pamuk dépeint la Turquie contemporaine en abordant sans aucun tabou les déchirures du pays : refoulement du passé, montée de l'intégrisme, croissance du nationalisme, inégalités sociales, problèmes économiques, questionnement sur la conformation au modèle occidental...
"Le musée de l'innocence" d'Orhan Pamuk
C’est un somptueux roman que ce "Musée de l'innocence" que nous offre Orhan Pamuk,.
Une véritable gageure car il ne se passe pas grand-chose dans ce roman foisonnant de quelques 700 pages, et pourtant on est passionné de bout en bout par l’histoire de l’amour du protagoniste, Kemal, pour sa cousine éloignée Füsun.
Kemal, un trentenaire de bonne famile promis à un brillant avenir, s'amourache d'une cousine éloignée en achetant dans le magasin où elle travaille, un sac à main pour sa fiancée, Sibel. Sous prétexte de donner des cours de mathématiques à Füsun, Kemal la retrouve tous les jours dans un appartement, et elle ne tarde pas à céder aux avances de son cousin qui n’en continue pas moins de préparer, comme si de rien n'était, sa somptueuse cérémonie de fiançailles avec Sibel. Incapable de choisir entre l'une et l'autre, Kemal se retrouve complètement désemparé quand: le lendemain de ses fiançailles avec Sibel, Füsun disparaît. Il sombre dans la dépression et son amour pour Füsun commence à tourner à l'obsession : un soir, alors qu'il rend visite aux parents de la jeune fille, il emporte une petite réglette lui appartenant. Ce sera la première pièce du "musée de l'Innocence", une galerie consacrée aux objets de l'amour absolu du narrateur ,composé de milliers d'objets touchés par Füsun, mégots, cuillères, boucles d'oreille...
Malgré les efforts de Sibel, à qui il a tout avoué, pour l'aider à oublier cet amour insensé, Kemal ne pense qu'à Füsun, si bien qu'il laisse délibérément Sibel rompre les fiançailles. Des mois plus tard, il retrouve enfin la trace de Füsun, mais c’est pour découvrir qu’elle a épousé Feridun, un ami d'enfance cinéaste qui a décidé de faire d'elle une grande actrice. Son obsession pour la jeune femme ne connaît désormais plus de limites, et Kemal ne trouvera pas le repos avant d'avoir reconquis son ancien amour...
Après avoir été "victime" de Kemal, Füsun joue avec lui comme un chat avec une souris, le faisant sombrer dans la folie et l'hébétude dès qu'elle se montre froide et distante envers lui, jusqu'au coup de théâtre final...
Ce roman est impressionnant de fluidité et de simplicité, le style de Pamuk est agréable, lent, régulier, mélancolique (en tout cas la traduction de Valérie Gay-Askoy est magnifique) et touche le lecteur en plein coeur.
On se laisse emporter avec délices dans ce tourbillon d'amour et de souffrance qui caractérise la relation orageuse de Kemal et Füsun. Le thème de l'amour est traité avec une sensibilité, une sensualité rares. Pamuk décrit les tourments de la passion amoureuse dans ce qu'elle peut avoir de plus cruel et de plus douloureux, mais aussi la sensualité, le désir, l'érotisme des regards échangés, des frôlements...
Pamuk signe ici l'un de ses plus grands romans, où la nostalgie est présente en filigrane à chaque page, et dont la dernière phrase, paradoxalement, apporte un éclairage différent sur l'ensemble de l'oeuvre, modifiant complètement notre vision de l'intrigue, du héros, et de cet amour secret, inavoué, inavouable et empreint d'une pureté toujours intacte.
LE MUSEE DE L'INNOCENCE, d'Orhan Pamuk.
Traduit du turc par Valérie Gay-Askoy. 673 pages, 25 euros. Gallimard/Du monde entier.
Salvatore Roncone, vieux paysan calabrais attaché à sa terre et à ses
traditions, doit se rendre à l'évidence. Pour combattre le cancer, il
doit quitter son village natal et partir chez son fils à Milan, ville
qu'il déteste.
Dans cette ville hostile, entre son fils qu'il croit ne plus connaître
et sa belle-fille qui ne vient pas du même monde, Salvatore va
découvrir son petit-fils Bruno qu'il ne connaissait pas encore, mais
qui porte le nom que ses camarades partisans lui avaient donné au temps
du maquis.Au contact de cet
enfant, il va se découvrir une âme de grand-père attentionné qui
n’espère plus que vivre encore quelques mois pour voir grandir son
petit-fils, lui inculquer les valeurs auxquelles il croit et lui donner
des racines que ses parents milanais ne sauraient lui transmettre. Au
cours de longs monologues, il léguera au petit l’histoire de sa vie et
de sa lutte comme partisan pendant la guerre. Au contact de la veuve
Hortancia, toute sa tendresse refait surface sous une carapace de
paysan bourru, terre à terre et au grand cœur.
Né à Barcelone en 1964, Carlos Ruiz Zafón vit aujourd'hui à Los Angeles. Il écrit son premier roman, histoire truculente de cinq cents pages, à l'âge de 14 ans ! À 19 ans, il choisit de faire carrière dans le monde de la publicité qu'il quitte rapidement pour se consacrer à son premier roman El Principe de las tinieblas. Ce roman, qui lui vaudra en 1993 le premier Edebé, prix de littérature jeunesse, se vend à 150 000 exemplaires et se retrouve traduit dans plusieurs langues. Suivront El Palacio de la medianoche, Las Luces de septiembre et Marina, et en 2001 La sombra del viento.
L'Ombre du vent se
passe à Barcelone, de 1945 à 1966. La "ville des prodiges" chère à
Eduardo Mendoza est marquée par le franquisme, la vie difficile, les
haines qui rôdent. Un homme emmène son petit garçon, Daniel, dans un
lieu mystérieux du quartier gothique : le Cimetière des Livres Oubliés.
L'enfant, qui rêve toujours de sa mère morte, est convié par son père,
modeste bouquiniste, à un étrange rituel qui se transmet de génération
en génération : il doit y « adopter » un volume parmi des centaines de
milliers. Là, il rencontre le livre qui va changer le cours de sa vie,
le marquer à jamais et l'entraîner dans un labyrinthe d'aventures et de
secrets « enterrés dans l'âme de la ville » : L'Ombre du Vent de Julian
Carax. C'est le début d'une
aventure qui va le poursuivre une bonne partie de sa vie...
Il n'est pas question de révéler l'intrigue. Il suffit de savoir qu’il
s’agit de livres maudits, de l’homme qui les a écrits, d’un personnage
qui s’est échappé des pages d’un roman pour le brûler, d’une trahison
et d’une amitié perdue. Une époustouflante histoire d’amour, de haine
et de rêves. C'est à la
fois une intrigue policière, un roman d'aventures, un roman qui tend au
fantastique, un roman politique...
Mais L'Ombre du vent est
avant tout un roman de l’amour du roman.
Ce roman fait partie du Cycle du Cimetière des livres oubliés. Après L'Ombre du vent viendront Le Jeu de l'ange (El juego del ángel), Le Prisonnier du ciel (El prisionero del cielo), et enfin Le Labyrinthe des esprits (El laberinto de los espíritus).
"Le Jeu de l'ange":
Années 1920. David Martin, jeune journaliste, écrit des feuilletons sous pseudonyme qui rencontrent un énorme succès. Mais après quelques années, à bout de force, David va renoncer. Ses éditeurs lui accordent neuf mois pour écrire son propre roman. Celui-ci, boudé par la critique et sabordé par les éditeurs, est un échec. Son ami libraire, Sempere, choisit ce moment pour l'emmener au Cimetière des livres oubliés, où David dépose le sien. Puis arrive une offre extraordinaire : un éditeur parisien, Corelli, lui propose, moyennant cent mille francs, une fortune, de créer un texte fondateur, sorte de nouvelle Bible, "une histoire pour laquelle les hommes seraient capables de vivre et de mourir, de tuer et d'être tués, d'offrir leur âme". Du jour où il accepte ce contrat, une étrange mécanique du meurtre se met en place autour de David. En vendant sa liberté d'écrivain, aurait-il vendu son âme au diable ? Épouvanté et fasciné, David se lance dans une enquête sur ce curieux éditeur, dont les pouvoirs semblent transcender le temps et l'espace.
"Le Prisonnier du ciel":
Noël 1957. À la librairie Sempere, un inquiétant personnage achète un exemplaire du "Comte de Monte Cristo." Puis il l'offre à Fermín, ami de toujours de Daniel Sempere, accompagné d'une menaçante dédicace. La vie de Fermín vole alors en éclats. Qui est cet inconnu ? De quels abîmes du passé surgit-il ? Interrogé par Daniel, Fermín révèle ce qu'il a toujours caché. Il raconte la terrible prison de Montjuïc en 1939. Une poignée d'hommes condamnés à mourir lentement dans cette antichambre de l'enfer. Parmi eux Fermín et David Martín, l'auteur de La Ville des maudits. Une évasion prodigieuse et un objet volé... Dix-huit ans plus tard, quelqu'un crie vengeance. Des mensonges enfouis refont surface, des ombres oubliées se mettent en mouvement, la peur et la haine rôdent.
"Le Labyrinthe des esprits" :
Dans la Barcelone franquiste des années de plomb, la disparition d'un ministre déchaîne une cascade d'assassinats, de représailles et de mystères. Mais pour contrer la censure, la propagande et la terreur, la jeune Alicia Gris, tout droit sortie des entrailles de ce régime nauséabond, est habile à se jouer des miroirs et des masques.
Son enquête l'amène à croiser la route du libraire Daniel Sempere. Il n'est plus ce petit garçon qui trouva un jour dans les travées du Cimetière des Livres oubliés l'ouvrage qui allait changer sa vie, mais un adulte au coeur empli de tristesse et de colère. Le silence qui entoure la mort de sa mère a ouvert dans son âme un abîme dont ni son épouse Bea, ni son jeune fils Juliàn, ni son fidèle compagnon Fermin ne parviennent à le tirer.
En compagnie d'Alicia, tous les membres du clan Sempere affrontent la vérité sur l'histoire secrète de leur famille et, quel qu'en soit le prix à payer, voguent vers l'accomplissement de leur destin. Erudition, maîtrise et profondeur sont la marque de ce roman qui gronde de passions, d'intrigues et d'aventures. Un formidable hommage à la littérature.
Née à Madrid en 1960, Almudena Grandes Hernández a d’abord suivi des études d'histoire et de géographie à l'Université Complutense de Madrid.
A l’âge de 29 ans, elle publie son premier roman, Las edades de Lulú, une histoire érotique qui lui vaut le prix de La Sonrisa Vertical. Il sera traduit en 21 langues, vendu à plus d’un million d’exemplaires dans le monde entier et adapté au cinéma par le réalisateur Bigas Luna.
Son deuxième roman, Te llamaré Viernes, publié en 1991, et le troisième Malena es un nombre de tango, (1994) la consacrent définitivement comme romancière. Depuis lors, l’engouement des lecteurs et de la critique ne s’est pas démenti. El corazón helado (Le coeur glacé), traduit dans 19 pays et qui paraît en France en 2008, a par exemple connu un énorme succès en Espagne, et a remporté, entre autres, le Prix Méditerranée 2009.
Plusieurs de ses oeuvres furent adaptées au cinéma : Malena es un nombre de tango (1995) et Los aires difíciles (2006) par Gerardo Herrero, Atlas de geografía humana par Azucena Rodríguez (2007), Castillos de cartón par Salvador García Ruiz (2009)…
En 1997, on lui décerne le prestigieux Prix Rossone d’Oro (Italie) pour l’ensemble de son œuvre. Elle est la première femme, et la première auteure espagnole à recevoir ce prix. En novembre 2011, elle reçoit le prix hispanophone Sor Juana Inés de la Cruz pour Inés y la alegría.
Almudena Grandes a entrepris depuis quelques années un travail littéraire gigantesque. Sous le nom "Episodes d'une guerre interminable", il sera constitué à terme de six romans.
Almudena Grandes est mariée au poète Luis García Montero.
Bibliographie sélective :
* Las edades de Lulú (Tusquets, 1989) - Les vies de Loulou (Albin Michel, 1990)
* Te llamaré Viernes (Tusquets, 1991)
* Malena es un nombre de tango (Tusquets, 1994) - Malena c'est un nom de tango (Plon, 1996 et Pocket 2000)
* Atlas de geografía humana (Tusquets, 1998) – Atlas de géographie humaine (Grasset, 2000)
* Los aires difíciles (Tusquets, 2002) - Vents contraires (Grasset, 2003)
* Castillos de cartón (Tusquets, 2004)
* El corazón helado (Tusquets, 2007) - Le cœur glacé (JC Lattès, 2008)
* Inés y la alegría (Tusquets, 2010) – Inès et la joie (JC Lattès, 2012)
* El lector de Julio Verne (Tusquets, 2012)
* Las tres bodas de Manolita (Les Trois Mariages de Manolita)
C'est dans un petit lotissement en bord de mer dans la baie de Cadix, sur une côte battue par le Levant et le Ponant que Sara Gomez Morales a décidé de s'installer. La cinquantaine portée avec élégance, elle a quitté Madrid pour mener une vie tranquille dans cette petite ville et cette nouvelle maison qu'elle a choisies avec soin.
En face de chez elle, dans une maison quasiment identique viennent s'installer Juan Olmedo, séduisant médecin d'une trentaine d'années, son frère Alfonso, retardé mentalement et sa nièce Tamara. Curieuse famille issue elle aussi de Madrid et qui débarque un jour de grand vent.
Maribel et son fils Andrés, quant à eux, sont nés et ont toujours vécu dans le petite ville. Elle est femme de ménage et travaille chez Sara, son fils a l'âge de la nièce de Juan. Ce sont eux qui seront le trait d'union entre les deux maisons qui se font face.
Almudena Grandes nous narre des histoires de vie hors du commun.
Celle de Sara d'abord, une vie ancrée dans l'Histoire de l'Espagne. D'origine modeste, comment est-elle devenue la rentière aisée et sophistiquée qu'elle est aujourd'hui? Avec elle, on va remonter le cours du temps jusqu'à la guerre d'Espagne et à l'humiliation des vaincus.
Avec Juan, on va découvrir comment de célibataire libre de toute attache, il en est arrivé à prendre en charge son frère et sa nièce. D'origine modeste lui aussi, il a vécu dans l'ombre de son frère, le charismatique Damian. Quand Juan étudiait pour réussir, Damian réussissait sans efforts, lui volait Charo, l'amour de toute sa vie, accumulait les gains et les possessions et passait du statut de frère adoré à celui de crétin détesté.
Avec Maribel, on découvre une vie difficile où il faut se battre pour gagner de quoi se nourrir. Maribel est une mère prête à tout pour son fils, une femme plus sensée qu'il n'y paraît.
Une femme de ménage et son fils, une rentière, un jeune médecin, un handicapé mental, une fillette orpheline... Ils n'ont rien en commun mais vont bel et bien finir par former une famille unie et solidaire face à l'adversité.
Cet ambitieux – et énorme – ouvrage retrace les itinéraires de deux familles espagnoles, les Carrión et les Fernandez, depuis le début du XXe siècle. Tout semble les opposer : milieu populaire rural contre grande bourgeoisie madrilène, opportunistes devenus franquistes contre farouchement républicains, enrichis sous la dictature contre expatriés en France et ruinés…
Et pourtant, en 2005, lors de l'enterrement de Julio Carrión, riche homme d'affaires, son fils Álvaro, le seul à ne pas avoir voulu travailler dans les affaires familiales et par là-même, le seul de ses enfants à s'être démarqué de l'héritage familial, est intrigué par la présence d'une belle jeune femme que personne ne reconnaît : Raquel Fernandez Perea, fille et petite-fille de républicains exilés en France, qui n'a jamais oublié le mystérieux épisode de son enfance, quand, après la mort de Franco, elle avait accompagné son grand-père chez des inconnus qui lui semblaient étrangement liés à l'histoire de sa famille. Álvaro et Raquel font connaissance et Almudena Grandes déroule leurs histoires, passées et présentes, et celles de leurs familles, révélant ainsi lentement leurs imbrications...
Le Cœur glacé est extrêmement bien construit : les séquences temporelles s'échelonnent entre 1905 et 2005, et les allers-retours nombreux (qui, il faut le reconnaître, désorientent un peu le lecteur au début) sont finement agencés, de manière à éclairer chaque fois un nouveau pan des personnages et des histoires familiales. Les deux arbres généalogiques sont d'ailleurs bien utiles pour s'y retrouver.
Almudena Grandes a fait de nombreuses recherches pour ce projet et livre ainsi un texte formidablement documenté et, donc, éminemment intéressant sur le destin de l'Espagne et des Espagnols au XXe siècle. Il est évidemment question en détail de la guerre civile, mais aussi de la situation au début du siècle, de la division Azul partie se battre aux côtés des nazis, du franquisme, des camps de réfugiés en France, de l'installation des émigrants dans les années 1940, de la mort de Franco et de ses conséquences, du développement économique des années 1980, de la permanence d'une certaine classe réactionnaire, de la difficulté à être fils d'exilés en France…
Cette thématique est très finement traitée, à l'image du roman qui est d'une grande sensibilité. Chaque personnage est dépeint subtilement, dans toutes ses aspérités.
Quant à l'écriture, elle parvient à être fluide et sophistiquée, tantôt plus simple, tantôt plus élégante.
On aimerait que ce long roman ne se termine pas, et même si les dernières dizaines de pages sont un peu moins convaincantes, ce roman est de ceux que l'on n'oublie pas.
Ce roman raconte un épisode méconnu de la guerre d'Espagne : la tentative d'invasion du val d'Aran menée en octobre 1944 par une poignée de membres du parti communiste espagnol, avec le rêve de reconquérir le pouvoir avec l'aide des Alliés et de la population locale. Cette opération fut un véritable fiasco dû en grande partie à l'incurie du PCE, dont les dirigeants étaient alors réfugiés à Moscou.
Almudena Grandes mêle la grande histoire et la petite. On retrouve les amours de Jesus Monzon Reparaz et de Dolores Ibárruri Gómez, dite La Pasionaria, dirigeante communiste charismatique, dont la légende est ici écornée. Au-delà des faits avérés, Almudena Grandes a imaginé une fiction qui lui permet non seulement de relater cette "invasion" ratée, mais aussi de s'attarder sur la vie des clandestins en mission dans l'Espagne franquiste et des républicains en exil à Toulouse. Galan et Inés, ses deux personnages principaux, liés par un amour immense, prennent alternativement la parole et racontent leur quotidien : avant, pendant et après ce fameux mois d'octobre 1944. Une fresque ambitieuse, sentimentale, politique et... gastronomique (il y est énormément question de cuisine).
Le montage romanesque alterne les récits des deux personnages fictifs et une voix "off" qui décrypte les événements de géopolitique avec limpidité. La qualité documentaire est passionnante, en éclairant la réalité historique d' un parti communiste gangrené par ses luttes intestines et de combattants déracinés, idéalistes et d'un courage impressionnant.
Moins romanesque que Le Coeur Glacé, plus axé sur les événements et les personnalités réels, c'est encore un livre profondément attachant, porté par une puissance narrative et un style fluide.
A la fin des années 40 en Espagne, Nino est un gamin d'une dizaine d'années.
Il grandit entre l'école, les montagnes andalouses de Jaén et la caserne où son père est garde-civil. Un père qui s'absente la nuit pour des missions de maintien de l'ordre, pour rechercher Cencerro, chef des rebelles, pour des arrestations de républicains... Des garde-civils qui tuent les prisonniers d'une balle dans le dos, en prétextant une tentative d'évasion...
Nino est souvent réveillé, la nuit, par les cris des personnes torturées de l'autre coté des fines cloisons de la caserne.
Nino a un ami, Pepe le Portugais, personnage mystérieux et attachant, avec lequel il parcours la montagne, va à la pêche aux écrevisses... Un ami qui va lui permettre petit à petit de comprendre la situation de l'Espagne, de réfléchir, de choisir sa vie.
De trop petite taille pour devenir garde civil comme l'aurait rêvé son père, Nino se prépare à devenir employé de bureau ; il apprend la dactylographie auprès de femmes s qui lui feront également découvrir Jules Verne et la littérature. Les romans le font rêver mais lui ouvrent aussi les yeux sur le monde qui l'entoure et sur la situation de son pays. Il forge ainsi son caractère, sa personnalité d'adolescent et de futur adulte.
Almudena Grandes nous fait découvrir qu'en fait la guerre civile a perduré, sous d'autres formes, jusqu'à la mort de Franco. Elle montre sans complaisance la vie d'un village dans cette Espagne franquiste, avec ceux qui tuent pour un salaire de misère, et aussi ceux qui résistent en s'infiltrant parmi les tueurs pour mieux les combattre.
Un regard vrai et dérangeant sur la lâcheté, la vérité, la justice, le courage individuel, les idéaux en politique....
Les trois mariages de Manolita est le troisième volet de "Episodes d'une guerre interminable". Quand la guerre civile espagnole s'achève, Manolita Perales Garcia n'a que 17 ans mais elle a déjà charge de famille. Son père a été fusillé, sa belle-mère est en prison, son frère Antonio est en fuite, il lui faut donc s'occuper de ses cadets, Isabel, Pilarin et les jumeaux Pablo et Juan. Pour le camp républicain, la guerre est perdue et la répression franquiste s'abat sur tous ceux qui ont soutenu la République. Manolita doit lutter pour sa survie et celle des siens, trouver à se loger, à se nourrir, tout en gardant sa dignité. Et, malgré elle, celle qu'on a toujours surnommée ''Mademoiselle Faut Pas Compter Sur Moi'' sent sa conscience politique se réveiller. Alors quand son frère, réfugié en plein Madrid dans un tablao de flamenco où officie la belle Eladia dont il est épris, la contacte pour soutenir la lutte, elle finit par accepter. De l'étranger sont arrivées des polycopieuses dont la notice est ésotérique. Afin de continuer à diffuser la propagande communiste, le mouvement a besoin d'un homme capable de les faire fonctionner. Et cet homme, c'est Silverio Aguado, malheureusement enfermé au Porlier, la grande prison de Madrid. A charge pour Manolita d'organiser un faux mariage avec ce jeune homme qu'elle connaît bien mais qui ne lui plaît pas du tout. Manolita sait tout de la prison pour avoir rendu visite à son père avant sa mort. Avec les épouses, les fiancées, les mères, les soeurs, elle recommence le long parcours qui mène au parloir. Solidaires, les femmes se soutiennent, se consolent, pleurent ceux qui, sans relâche, sont exécutés par le régime.
Le roman d'Almudena Grandes fait vivre un quartier populaire de Madrid et ses habitants, toute une galerie de personnages, de l'homosexuel à la danseuse de flamenco, du baron anarchiste au traître qui se rallie au franquisme. Il raconte la terrible répression qui s'est abattue sur les vaincus et leurs enfants après la victoire des franquistes : condamnations à de lourdes peines de prison, exécutions sommaires, expulsions, licenciements, famine. Sous couvert de réconciliation nationale et de charité chrétienne, les filles les plus jeunes sont recueillies, à condition que la conduite de leurs mères soit exemplaire derrière les barreaux, par des institutions religieuses qui procèdent alors à un lavage de cerveau en règle. Les plus âgées, mauvaises graines irrécupérables, deviennent de la main-d'oeuvre gratuite pour les couvents où les soeurs les exploitent sans vergogne...
Un livre à la gloire des vaincus de la guerre civile, une plongée dans l'Espagne de Franco, ce dictateur qui n'a eu de cesse de plier son peuple à sa volonté, aidé par le clergé, pendant que l'Europe regardait pudiquement ailleurs. Pourtant, Les trois mariages de Manolita n'est pas un livre sombre. On y retrouve la force de l'espoir.
Almudena Grandes s'est inspirée d'histoires vraies, de mémoires écrites par des républicains rescapés et de personnages réels, tels l'écrivain Antonio de Hoyos y Vinent, marquis, homosexuel et anarchiste ou Roberto Conesa, le traître jamais démasqué, passé de chef d'une cellule communiste à la police politique de Franco, célèbre entre autres pour avoir contribué à arrêter les ''Trece Rosas'', treize militantes des Jeunesses Socialistes, âgées de 18 à 29 ans et exécutées en 1939.
Tour à tour drôle, émouvant voire bouleversant, ce roman ne peut laisser indifférent.
On attend évidemment le prochain épisode de la saga !
"Le peintre de batailles" est un roman
philosophique à la construction éblouissante, haletant et
fascinant.
Faulques, ancien photojournaliste de guerre, s'isole dans une
tour pour fixersur une immense fresque
la mémoire d'une vie
passée à parcourir les champs de batailles. Il tente de se
délivrer de son sentiment de culpabilité en peignant. Une
fissure apparaît sur le mur...
Arturo Pérez-Reverte se livre ici à une vaste interrogation
philosophique et métaphysique sur le sens de la vie, sur la liberté et
la responsabilité, la nature humaine et l'existence du mal , l'art et
la technique, à travers trois personnages : le héros,
ancien photographe qui cherche désespérément à percer
le mystère de ceux qui vont mourir, Olvido, la compagne morte à ses
côtés, et Markovic, le guerrier croate dont la photo, primée et
largement diffusée, a anéanti la vie et qui poursuit Faulques pour
l'assassiner.
L'auteur réussit à maintenir le suspense jusqu'à la fin, en dévoilant
par bribes le mystère de la relation qui unissait Faulques à Olvido et
en distillant avec art les apparitions du Croate qui, pour affiner sa
compréhension, diffère son projet à chaque rencontre.
Après son retour définitif d’Afrique du Sud en 1905, à l'âge de 17 ans, Pessoa n’a plus jamais voyagé. Il n’a pratiquement plus quitté Lisbonne; et l’on peut même dire qu’il a passé tout le reste de sa vie, c’est-à-dire trente ans, dans un espace assez restreint pour qu’on puisse le parcourir à pied. Entre la place São Carlos, où il est né, et l’hôpital Saint-Louis des Français, où il est mort, il y a à peine un kilomètre. Entre la ville basse (la Baixa), où il travaillait, et le Campo de Ourique, où il a résidé de 1920 à sa mort, il y a environ trois kilomètres. Dans cette bande étroite de tissu urbain, le long du fleuve, il n’a guère cessé de déambuler, du château São Jorge et de la place du Figuier, à l’est, au port d’Alcantara, à l’ouest.
Les deux lieux à mon
sens les plus chargés de poésie, les plus magiques, sont ceux où l’on
peut encore aujourd’hui le retrouver dans les cafés qu’il fréquentait ;
la place du Commerce, appelée autrefois Terreiro de Paço (esplanade du
Palais), où la ville s’ouvre sur le Tage, et où la table du poète, au
café Martinho da Arcada, est restée telle quelle; et le Chiado, à la
jointure entre la ville basse et le quartier haut, le Bairro Alto ; là,
à la terrasse de la Brasileira, le café qu’il aimait, la statue du
poète, grandeur nature, est aujourd’hui assise, pour l’éternité, et
n’importe quel consommateur peut s’attabler avec lui pour ce pèlerinage
qui ne ressemble à aucun autre. »
(Bobert Bréchon, extrait de Paysage
de Fernando Pessoa, L’Archipel)
Grâce à l’héritage de
sa grand-mère, il ouvre en 1907 un atelier de typographie qui sera vite
un désastre financier. L’année suivante, il entre au journal Comércio
en tant que « correspondant étranger » et travaille comme traducteur
indépendant pour différentes entreprises d’import-export, ce qui sera
jusqu’à sa mort sa principale source de revenu. En 1915, il crée la
revue Orpheu qui marque sa véritable position dans le monde littéraire.
Sa liberté de ton choque aussi bien la critique que le public. La revue
ne comptera que deux numéros. En 1917, il publie Ultimatum, inspiré
du Manifeste futuriste de l’italien Marinetti. En 1921, Fernando Pessoa
lance avec quelques amis la maison d’édition librairie Olisipo qui
publiera quelque uns de ses poèmes en anglais. À partir de 1922, il
collabore assidûment à la revue littéraire Contemporânea, puis
à la revue Athena
qu’il a contribué à fonder en 1924…
De 1920 à sa mort le 30 novembre 1935, il recueille sa mère
veuve et invalide, rentrée au Portugal. À partir de 1925, il vit avec
sa sœur Henriqueta et son beau-frère le colonel Caetano Dias. Fernando
Pessoa a, pendant quelques années, une histoire d’amour avec une
certaine Ophélia à laquelle il ne donnera pas de suite.
« Pendant trente ans, de son adolescence à sa mort, il ne quitte pas sa
ville de Lisbonne, où il mène l'existence obscure d'un employé de
bureau. Mais le 8 mars 1914, le poète de vingt-cinq ans, introverti,
idéaliste, anxieux, voit surgir en lui son double antithétique, le
maître "païen" Alberto Caeiro, suivi de deux disciples : Ricardo Reis,
stoïcien épicurien, et Álvaro de Campos, qui se dit "sensationniste".
Un modeste gratte-papier, Bernardo Soares, dans une prose somptueuse,
tient le journal de son "intranquillité", tandis que Fernando Pessoa
lui-même, utilisant le portugais ou l'anglais, explore toutes sortes
d'autres voies, de l'érotisme à l'ésotérisme, du lyrique critique au
nationalisme mystique. Pessoa, incompris de son vivant, entassait ses
manuscrits dans une malle où l'on n'a pas cessé de puiser, depuis sa
mort en 1935, les fragments d'une œuvre informe, inachevée, mais d'une
incomparable beauté. » (Christian Bourgois)
En 1934, Fernando Pessoa remporte le prix Antero de Quental pour Message, sorte
d’épopée d’un patriotisme universaliste (son unique livre publié de son
vivant). L’année suivante, il refuse d’assister à la cérémonie de
remise des prix Antero de Quental, présidée par Salazar. En octobre
1935, en guise de protestation contre la censure, il décide de ne plus
rien publier au Portugal. Il meurt le 2 décembre, pauvre et méconnu du
grand public.
Quelques citations de
Pessoa :
«Dieu personnel, dieu grégaire, dieu de ceux qui croient,
Existe donc afin que je puisse te haïr !»
[ Fernando Pessoa ] - Dialogue dans la nuit
«Toute la création est fiction et illusion. La matière est une illusion
pour la pensée ; la pensée est une illusion pour l'intuition ;
l'intuition est une illusion pour l'idée pure ; l'idée pure est une
illusion pour l'être. Dieu est le mensonge suprême.»
[ Fernando Pessoa ] - Traité de la négation
«Ce que tu fais, fais-le suprêmement.»
[ Fernando Pessoa ] - Ricardo Reis
«Le monde est à qui naît pour le conquérir, et non pour qui rêve,
fut-ce à bon endroit, qu'il peut le conquérir.»
[ Fernando Pessoa ] - Bureau de tabac
«Je ne suis rien.
Jamais je ne serai rien. Je ne puis vouloir être rien. Cela dit, je
porte en moi tous les rêves du monde.»
[ Fernando Pessoa ] - Bureau de tabac
«La plupart des gens
ont des sensations conventionnelles.»
[ Fernando Pessoa ] - Ode maritime
«J'ai tout raté. Comme j'étais sans ambition, peut-être ce tout
n'était-il rien.»
[ Fernando Pessoa ] - Bureau de tabac
«Feindre, c'est se connaître.»
[ Fernando Pessoa ] - Ode maritime
«Un Dieu naît. D'autres meurent. La vérité n'est ni venue ni partie :
l'Erreur seule a changé.»
[ Fernando Pessoa ] - Noël
«En l'appelant Dieu nous avons tout dit, puisque le mot Dieu ne possède
aucun sens précis.»
[ Fernando Pessoa ] - Le livre de l'intranquillité
«La distinction réelle se fait entre adaptés et inadaptés : le reste
est littérature.»
[ Fernando Pessoa ] - Le livre de l’intranquillité
«Rien ne pèse autant que l’affection d’autrui.»
[ Fernando Pessoa ] - Le livre de l’intranquillité
«La beauté est le nom de quelque chose qui n'existe pas et que je donne
aux choses en échange du plaisir qu'elles me donnent.»
[ Fernando Pessoa ] - Le gardeur de troupeaux et autres poèmes
«C'est la liberté de tyranniser, qui est le contraire de la liberté.»
[ Fernando Pessoa ] - Le banquier anarchiste
«L'action rapporte toujours plus que la propagande.»
[ Fernando Pessoa ] - Le banquier anarchiste
«Celui qui refuse d'engager le combat n'y est pas vaincu. Mais il est
vaincu moralement parce qu'il ne s'est pas battu.»
[ Fernando Pessoa ] - Le banquier anarchiste
«C'est l'amour qui est essentiel, le sexe n'est qu'un accident.»
[ Fernando Pessoa ] - Ricardo Reis
«Aimer, c'est l'innocence éternelle, et l'unique innocence est de ne
pas penser.»
[ Fernando Pessoa ] - Le Gardeur de troupeaux et autres poèmes
«Tout effort est un crime, parce que toute action est un rêve paralysé.»
[ Fernando Pessoa ] - Le Livre de l’intranquillité
«La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas.»
[ Fernando Pessoa ]
«Le seul mystère, c'est qu'il y ait des gens pour penser au mystère.»
[ Fernando Pessoa ] - Le Gardeur de troupeaux et autres poèmes
«Les choses n'ont pas de signification : elles ont une existence.»
[ Fernando Pessoa ] - Le Gardeur de troupeaux et autres poèmes
«Dans tous les asiles il est tant de fous possédés par tant de
certitudes !»
[ Fernando Pessoa ] - Le Gardeur de troupeaux et autres poèmes
«Quel grand repos de n'avoir même pas de quoi avoir à se reposer !»
[ Fernando Pessoa ] - Le Gardeur de troupeaux et autres poèmes