Retour sur les 35èmes RENCONTRES DE CHANTS POLYPHONIQUES DE CALVI qui ont eu lieu du 11 au 16 septembre.
Diffusion de l'entretien avec Jean-Claude Acquaviva, chanteur, auteur, compositeur et membre du groupe A FILETTA depuis ses débuts en 1978.
Il en évoque la carrière et présente le nouvel album "I balconi".
En perpétuant la tradition des chants polyphoniques corses et par le biais de rencontres avec des artistes d'autres esthétiques musicales, A Filetta est devenu un groupe internationalement connu et reconnu.
Acteur culturel engagé pour la langue et la culture corse mais aussi les droits de l'Homme, et contre la maffia, le chanteur emblématique du groupe polyphonique A Filetta, Jean-Claude Acquaviva, est l'invité de Vinti Minuti.
En cette fin d'année Vinti minuti votre émission politique hebdomadaire sort des sentiers battus. Acteur culturel engagé pour la langue et la culture corse mais aussi les droits de l'Homme et contre la maffia, le chanteur du groupe polyphonique A Filetta, Jean-Claude Acquaviva, est notre invité et donne son regard sur la situation politique actuelle en Corse, les blocages, le retour de la violence, la question des dérives mafieuses, mais aussi sur la situation de la culture et de la langue.
"Certaines dérives ont été générées par la violence politique"
"La violence politique, clandestine, n'est pas la solution, elle a été à l'origine de certaines dérives", Jean-Claude Acquaviva a réagi ce mardi à l'actualité insulaire, les violences qui se multiplient, et les tensions politiques. Il ne met pas les gants et appelle à cet examen de conscience collectif : « Je pense qu'il faut accepter de reconnaître que la violence politique aussi a été porteuse de dérives. _Ce serait injuste de considérer que la violence politique est la matrice de la violence en Corse, c'est évident, mais je crois que la réponse qu'a donné la violence politique à une violence qui s'exerçaient, qu'elle ait été celle de l'État ou celle de voyous, cette violence politique ne peut pas régler le problème et en plus elle a ancré des comportements et un rapport aux armes, au rapport de force_…des choses qui ne peuvent pas nous permettre par la suite de sortir de l’ornière parce qu'on est rattrapé à chaque fois. Il y a des dérives et tout le monde le sait, y compris, qui ont été générées par la violence politique. »
"La disparition d'une langue est une catastrophe"
La langue et la culture corse sont-elles en voie d'extinction ? Sur cette question Jean-Claude Acquaviva, a livré son regard sur l'état de la langue et les moyens mis en œuvre pour sa sauvegarde. Il constate la situation difficile mais ne croit pas en la contrainte pour sauver la langue : « Il y a un désamour pour cette langue, qu'on constate, y compris chez les jeunes. Donc à l'heure où ils sont très sensibles aux problèmes écologiques par exemple, je pense qu'il faut peut-être sensibiliser les jeunes aussi au fait que la disparition d'une langue, c'est une catastrophe. C'est gravissime pour notre bien-être. Je crois qu'il faut _sortir la langue du débat idéologique, la langue ne doit pas être un enjeu politique_. On est voisin d'un grand pays de 60 millions d'habitants, l'Italie, avec lequel finalement on communique très peu parce que nous sommes toujours tournés malgré tout vers, la France, vers l'État, on est dans une situation de de schizophrénie totale. »
Lors du Paléo Festival, Vincent Zanetti interviewait Jean-Claude Acquaviva. Vous pouvez désormais écouter l'émission dédiée à A Filetta (et à l'album "Danse Mémoire, Danse" dont la sortie au niveau national et international est prévue très prochainement !) sur RTS.
Tradition et créations : A Filetta, quarante ans de chant polyphonique corse Comme la fougère dont le groupe tire son nom, A Filetta plonge ses racines au plus profond de son sol dʹorigine. Né en 1978 de la passion du chant et de la terre, bousculant plus souvent quʹà son tour les idées reçues et les clichés dʹun folklore parfois figé sur son passé, lʹensemble a atteint en quarante ans de carrière les sommets de l'art polyphonique, ouvrant des brèches dans les cœurs les plus endurcis: au delà de la maîtrise de la polyphonie, c'est l'émotion ressentie à l'écoute de ces voix enracinées qui vient, tel un souffle, toucher lʹauditeur au creux de l'âme. Du répertoire dʹA Filetta émanent autant la grandeur de la tradition corse que la force parfois dérangeante des créations originales.
La rencontre avec Jean-Claude Acquaviva, elle se caractérise toujours par un entretien dense et profond. A 53 ans, l'homme vous regarde et vous parle comme il chante et se confronte avec son public. Il va au bout de ses idées, balayant la langue de bois autant que les sujets tabous. Sur le chant, la musique, la langue, l'univers social et politique, avec en guise de fil rouge, le parcours d'A Filetta. Un ensemble polyphonique, 40 ans d'un morceau de Corse en mouvement, le symbole d'une mémoire précieuse.
Ce qui tombe très bien. Jean-Claude Acquaviva n'en manque pas.
24 mai 1965 : naissance à L'Île-Rousse.
Septembre 1978 : création du groupe A Filetta. Jean-Claude Acquaviva y entre, en tant que guitariste.
1981 : premier album du groupe : Machja n'avemu un'antra.
1988 : le groupe oriente sa démarche artistique vers la polyphonie.
1994 : la montée en puissance de son activité conduit le groupe au professionnalisme.
1997 : rencontre avec le metteur en scène Jean-Yves Lazennec dont la collaboration conduit le groupe à sortir de ses formats artistiques traditionnels.
2018 : à l'heure de son 40e anniversaire, A Filetta compte 16 albums à son actif, et d'innombrables concerts dans le monde entier, à l'exception des États-Unis, de la Chine et de la Russie.
Vous qui êtes le leader charismatique du groupe et celui qui a vécu sa naissance, comment vivez-vous les 40 ans de A Filetta ?
D'abord comme un immense privilégié. Passer une vie à créer, à créer du lien, à produire du sens et à rencontrer des gens, c'est à mes yeux, le privilège absolu.
La trajectoire de A Filetta, c'est aussi la démonstration de quelque chose ? De la dimension que peut atteindre aujourd'hui le chant corse ?
A Filetta est un parcours parmi tant d'autres. Il y a plein d'autres artistes et plein d'autres groupes qui font plein de choses. Ceci dit, je vais peut-être vous surprendre, mais je ne suis pas certain qu'en Corse le groupe soit vu comme un exemple.
Ce qu'a été précisément notre parcours, je suis persuadé que 98% de vos lecteurs l'ignorent. Il y a trois semaines, j'ai rencontré un responsable politique à l'aéroport de Poretta qui m'a dit : "Vous êtes encore en tournée ? Mais comment vous faites par rapport à votre travail ?" Il y a presque 30 ans que nous sommes professionnels, mais peu de gens le savent.
Votre créneau artistique y est sans doute pour beaucoup ?
Sûrement, notre musique est plus intimiste. Elle est en tout cas jugée comme telle et, fatalement, moins grand public, mais le paradoxe, c'est que ça ne nous a pas empêchés de faire des choses grand public, par exemple des musiques de films.
La semaine dernière, nous étions avec le chorégraphe Cherkaoui à Cologne. Une notoriété immense qui nous a intégrés à son oeuvre pour ce que nous sommes : des chanteurs polyphoniques. En fait, je crois qu'en Corse, nous ne sommes pas persuadés que la polyphonie est un langage suffisamment puissant pour être totalement universel.
Comment expliquer, dès lors, que vous soyez autant demandés partout à travers le monde ?
Mon analyse a toujours été la même. Je ne pense pas que nous soyons vus comme des super-chanteurs.
À mon sens, je crois que ce qui frappe dans notre façon de concevoir le chant, c'est le fait de renvoyer à quelque chose de totalement archaïque : l'idée du cocon, d'une sorte de collectif idéal dans lequel chacun a sa place et dans lequel chacun s'abandonne au collectif.
C'est une chose qui n'existe plus dans nos sociétés, même dans l'univers de la musique où on a tendance à pousser à la division de la responsabilité. La polyphonie est une résistance à cela.
C'est pourquoi j'ai un peu de mal à comprendre pourquoi chez nous, on en est fier, certes, mais on n'y croit pas totalement. On pense que pour avoir un impact plus important, à un moment donné, on doit passer à autre chose.
Justement, votre regard sur le chant corse, son évolution parallèlement à celle d'A Filetta ?
Quand j'écoute ceux qui chantent aujourd'hui par rapport à ce que nous avons été, il y a un progrès immense, il y a des voix exceptionnelles, des gens qui peuvent faire des choses tout aussi exceptionnelles.
Il importe toutefois, que chacun évolue par rapport à son être profond, et pas en se posant une multitude de questions sur ce qu'il convient de faire pour être accessible, pour arriver à se vendre, etc. Malheureusement, il y a des artistes qui oublient d'être eux-mêmes en se perdant dans ces questionnements, mais ils le font aussi parce que le système les pousse à le faire.
"Ce qui frappe
dans notre façon
de concevoir le
chant, c'est l'idée
du collectif idéal"
Ce sont vos échanges avec les jeunes qui vous conduisent à ce constat ?
Oui, mais il y a encore autre chose. Une anecdote pour vous faire comprendre. Au mois d'avril dernier, lors de notre passage au théâtre de Propriano, nous avons fait des interventions au collège.
Et là, lors d'un échange avec quelques élèves qui touchaient un peu à la musique, j'ai posé une question : "Aimeriez-vous en faire votre métier ?" L'un d'eux a répondu : "Non, il faut garder la passion intacte." On considère encore beaucoup trop que la musique ne peut aller au-delà du seul hobby, que la démarche professionnelle pervertirait la passion.
A propos de passion, il y a votre propre image. Celle que vous renvoyez, au-delà de votre figure de leader. Une passion dans le chant poussée à son paroxysme, qui confine presque à la souffrance...
(Rires). Je dis souvent qu'un mot qui n'est pas habité est un mot mort. Je m'efforce d'y mettre, en effet, pour ma part, toute mon énergie et toute ma force de persuasion. Il y a une autre explication à cette attitude sur scène, à la fois technique et congénitale.
J'ai des espèces de rides sur les cordes vocales qui ne se referment pas totalement, elles laissent passer de l'air. J'ai d'ailleurs consulté des spécialistes qui m'ont dit que pour émettre un son, je fais deux à trois fois plus d'efforts que n'importe qui. Une orthophoniste m'a même dit que j'allais finir aphone.
Jean-Claude Acquaviva handicapé de la voix, c'est le scoop le plus inattendu... Plus sérieusement, vous devez terminer vos concerts épuisé...
Je suis effectivement sur les rotules, mais je trouve malgré tout l'énergie pour discuter avec le public, parfois pendant plus d'une heure. Je ne me vois pas, après un tour de chant, dire à ceux qui se sont déplacés pour nous voir et nous écouter : "J'ai chanté, point barre".
Forcément, le fait de vivre le chant et la poésie vous sensibilise à la question de la langue...
Le chant a incontestablement été un vecteur de la langue. Combien de jeunes sont venus à la langue par le chant ? J'ai toutefois un regret : je trouve qu'il manque un maillon entre la langue chantée, très soignée parce qu'elle est le fruit de la poésie, et une langue parlée qui à mon sens s'appauvrit.
Elle ne manque pas de richesse en matière de vocabulaire. Elle manque d'images, de vie tout simplement. Jean-Charles Adami, qui est enseignant, a un très beau discours sur la question. Il attache beaucoup d'importance à une expression en symbiose avec un environnement. Son approche n'a rien à voir avec une nostalgie qui consisterait à vouloir parler un corse plus pastoral au motif qu'il serait plus authentique.
Il y a pour lui une évidente fusion entre sa langue et son rapport à l'environnement, qui fait que quand il en sort, il a le sentiment d'être hors-sol. Le danger, c'est justement de parler une langue hors-sol, même quand elle est soignée et riche en vocabulaire. Je crois que le fonctionnement de notre société est le plus grand danger. Si on perd le rapport à l'autre, comment peut-on espérer sauver une langue ?
"Minoritaire, le nationalisme
est une forme de résistance.
Majoritaire, il peut devenir
une forme d'oppression"
Développement du bilinguisme scolaire, coofficialité... Quelle est, dès lors, votre position sur ces vieilles revendications ?
Il y a un certain nombre de domaines sur lesquels on a fait fausse route. En matière de formation, sur l'approche, sur la question de la langue que l'on doit transmettre et pourquoi. Pour moi, c'est un modèle de société qui pourra sauver la langue. Un modèle qui privilégierait un collectif, un rêve commun...
J'en reviens au maillon manquant entre une langue dans ce qu'elle a de plus beau, et celle d'un quotidien. Aujourd'hui, ce quotidien est humainement pauvre. J'en veux un peu aux nationalistes aujourd'hui au pouvoir. Sur la langue comme sur beaucoup d'autres choses, j'aurais espéré les voir marquer une rupture et dire : "Allez, on y va".
Décembre 2015, vous l'avez vécu comme un grand espoir pour la Corse ?
Je l'ai d'abord vécu comme la fin d'un monde qui ne pouvait que s'effondrer. La chute d'un système politique.
Est-ce que ce qui a suivi me convient pour autant ? Clairement, non. Je ne remets pas en cause les responsables politiques, leur engagement, ni leur capacité à faire des choses. Le mot nationalisme, déjà, me pose problème. Il y a ensuite un autre danger : un nationalisme minoritaire est une forme de résistance, un nationalisme majoritaire peut vite devenir une forme d'oppression.
Nous n'en sommes pas là, j'espère que nous n'y arriverons jamais. Pour en revenir à décembre 2015, on aurait pu parler de victoire si un choix de société avait été fait en amont. Il n'a pas été fait.
L'électorat a pourtant massivement suivi...
Dans cet électorat nationaliste, on retrouve un peu toutes les sensibilités, y compris des gens d'extrême droite et d'extrême gauche. Les nationalistes arrivés au pouvoir sur une feuille de route qui n'est pas clairement ancrée à un endroit, c'est ce qui génère ce flou qui fait que l'on a retrouvé, aux présidentielles, des voix nationalistes chez Marine Le Pen, Mélenchon et ailleurs.
D'ailleurs, et je l'ai déjà dit publiquement, quand je vois les vidéos des meetings nationalistes, j'entends quoi ? 1- "Nous sommes des patriotes". 2 - "Tous pourris". 3 - "Défense de l'identité". Transposé au niveau local, c'est le discours du FN.
Prenons l'identité ! Qu'est-ce que c'est ? J'ai toujours dit que la défense de l'identité passait plus par l'identité elle-même que par sa défense. Il faut être soi-même, la posture de celui qui défend n'est pas la meilleure parce qu'elle crée le repli. Donc, pour en revenir à décembre 2015, j'attends toujours de voir.
Pour conclure, revenons à votre groupe. Passé le cap de ces 40 ans d'histoire, quel peut être l'avenir d'A Filetta ?
Nous poursuivons notre route, bien entendu, nous avons d'ailleurs beaucoup de fers au feu, notamment beaucoup de collaboration avec d'autres artistes, y compris à l'international.
Notre ouverture sur de nombreux registres densifie et diversifie notre activité, elle nous assure à l'avance de nombreux contrats. Toccu u legnu, je pense que nous pouvons envisager sereinement l'avenir. Une part de remise en question nous est toutefois imposée, c'est celle de la disparition du disque qui remet en cause la démarche d'enregistrement d'album tel que nous l'avons conçue jusqu'à présent. La montée en puissance du streaming sur internet bouleverse la donne.
Comment, à partir de là, en dehors de la scène, continuer à faire vivre notre musique sachant que notre vente numérique n'est pas bonne ? C'est une réflexion que nous avons engagée, sans avoir toutefois les réponses.
04/09/2015 - Si les voix d'A Filetta résonnent avec l’intensité de leur terre natale, le groupe actif depuis plus de trois décennies s’est aussi fait remarquer par ses collaborations qui concourent à élargir son horizon musical, comme le résume son nouvel album Castelli.
Entretien avec Jean-Claude Acquaviva, un des cofondateurs de cette formation au rayonnement international.
RFI Musique : Votre nouvel album donne à entendre les chants que vous avez créés lorsque vous avez été sollicité pour intervenir dans des projets artistiques au cinéma ou au théâtre. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce travail de commande ?
Jean-Claude Acquaviva : Ce disque est une image assez fidèle de notre façon de fonctionner depuis des années : on a des répertoires que l'on crée spontanément et d'autres qui naissent de rencontres avec d'autres artistes, d'autres genres : le compositeur Bruno Coulais, le chorégraphe Larbi Cherkaoui, des chanteurs divers de La Réunion, du Liban, de Géorgie... Pour moi, la commande peut être intéressante parce qu'elle nous force à sortir de nos formats, à faire que notre polyphonie puisse permettre de chanter un petit peu tout. Par exemple en 2008, on a travaillé avec un metteur en scène allemand sur des textes de Fernando Pessoa, et il y avait un chœur qui durait 22 minutes. Une telle durée a capella, évidemment, c'est compliqué, et ça nous amène à inventer de nouvelles routes, à être expressif d'une autre façon, à trouver des moyens de tenir sur le plan de la tension et de la dramaturgie, ce que ne nous permettait pas de faire les schémas traditionnels. En ce sens, on s'est éloigné de la tradition tout en gardant ce qui nous semble essentiel : d'abord la langue, l'ornement, le timbre, le placement de voix, la polyphonie...
Comment se sont constitués ces liens avec d’autres genres artistiques ?
C'est tout simple. Une rencontre génère une autre rencontre. Lorsqu'on a travaillé en 1997 avec Jean-Yves Lazennec, pour la tragédie antique Médée, Bruno Coulais a entendu ce qu’on avait fait. Il était en train d'écrire une musique de film pour Jacques Weber qui adaptait le Don Juan de Molière et il nous a demandé si on était partant. Dès que nous avons terminé cette collaboration, un metteur en scène italien nous a proposé de travailler avec lui pour le théâtre. Puis, quelque temps après, lors d'un concert, on rencontre un danseur de la compagnie de Cherkaoui qui nous dit que ce chorégraphe était passionné par notre musique et quelques mois après il nous a contactés pour travailler avec les ballets de Monte-Carlo… C’est comme ça que le groupe s'est construit. Pour nous, l'altérité est essentielle. Si nous étions restés dans notre tradition, on aurait peut-être été de super chanteurs traditionnels, mais nous n'aurions jamais fait le chemin que nous avons accompli, chemin que nous avons non pas subi mais que nous avons voulu, tout simplement parce que nous étions curieux de l'autre. La musique ne me semble intéressante que parce qu'elle ouvre des portes. On pourrait la faire à titre conservatoire, mais notre démarche serait tout autre et ce n'est pas celle qui nous intéresse.
Cette diversité de projets que vous menez est-elle aussi une façon d'inscrire les polyphonies dans les musiques actuelles ?
Il y a une polyphonie traditionnelle d'origine, celle à laquelle on se réfère. Nous l'avons beaucoup fait évoluer par rapport à notre façon d'être, nos goûts, notre personnalité, nos rencontres aussi. Mais nous n'avons jamais été très préoccupés par le fait de vouloir absolument intégrer cette polyphonie dans ce qu'on pourrait appeler la modernité. Notre musique a évolué au gré de nos rencontres, elle s'est complexifiée, enrichie de l'autre. Pour nous, chanter avec un orchestre symphonique, ou un orchestre de jazz ou une chanteuse libanaise, c'est aussi moderne et passionnant que de chanter un air traditionnel que l'on pratique depuis notre plus tendre enfance. On ne se pose pas la question de la frontière. Nous avons toujours dit que notre tradition n'existait que pour être dépassée, renouvelée et il nous faut pour cela faire des compositions que la mémoire retiendra ou pas. On est dans cette logique de partage, parce que notre musique ne peut pas demeurer celle qui reflétait une communauté passée. La Corse évolue, le monde évolue, et notre musique évolue aussi. Et il en a toujours été ainsi. Ce qu'on appelle la tradition n'est jamais que la résultante de plein de courants qui se sont succédé, affrontés, enchevêtrés, et qui nous ont donné des musiques restées comme un héritage.
Vous avez participé il y a quelques années à l’album de Danyèl Waro, figure du maloya. Y-a-t’il une similitude entre les combats culturels de La Réunion et de la Corse ?
Les îles – La Réunion, la Corse, la Sardaigne, la Sicile... – ont une façon de percevoir le monde, une géographie qui ont généré des caractères particuliers. Le maloya, qui est une sorte de blues réunionnais, a un fonctionnement assez proche de notre tradition polyphonique, qui est sociale : chanter ensemble au sein d'une confrérie, dans une messe, un mariage, lors d'une fête, lors de certains travaux de la campagne. C'était vraiment ce qui caractérisait notre musique. Et même si elle a évolué, parce que les modes de production ont évolué, elle continue à avoir cet ancrage social, cette façon de dire les choses à sa manière. Et à ce titre, La Réunion dit des choses un peu comme nous, ne serait-ce que dans l'opposition, du moins la confrontation, avec l'État central, jacobin, qui n'accorde pas beaucoup d'intérêts aux spécificités de ces régions, de ces peuples. Je me sens militant, mais pas d'une Corse aux Corses. Je me sens militant d'une façon de vivre le monde, de penser le rapport à l'autre.
A Filetta, Castelli (World Village / Harmonia Mundi) 2015
Interview de Jean-Claude Acquaviva et Stefanu Serra pour l'album : "Castelli".
Larges extraits de l'émission diffusée sur RCFM le mercredi 13 avril 2011.
Voici deux émissions qui avaient échappé à mon attention. Diffusées en août 2011, ces deux épisodes de l'excellente émission de Vincent Zanetti, L'Ecoute des Mondes sont consacrées aux "rencontres insulaires" d'A Filetta ainsi qu'au Requiem :
De Danyel Waro à Paolo Fresu et Daniele di Bonaventura : entre Corse, Réunion et Sardaigne, les rencontres insulaires d’A Filetta.
Première partie d'un entretien avec Jean-Claude Acquaviva, porte-parole et directeur artistique de l'ensemble corse A Filetta, enregistré à l'occasion d'un concert donné au théâtre du Crochetan, à Monthey, le 5 mai 2011.
Avec plus de 30 ans de carrière et une quinzaine de disques à son actif, A Filetta fait figure de vétéran du chant polyphonique corse. Acteur important de la reconnaissance internationale du patrimoine oral corse, musical et linguistique, l’ensemble a su rester toujours créatif et ouvert aux influences nouvelles. Ses rencontres avec des artistes grecs, sardes ou géorgiens ont affermi sa démarche et enrichi sa musique, faisant de lui le pionnier d’une tradition renouvelée et sans complexe.
Entre 2010 et 2011, deux collaborations aussi précieuses qu’imprévisibles ont contribué a modeler encore le profil musical d’A Filetta. La première avec Danyel Waro, prince blanc du maloya de la Réunion, a laissé une première trace discographique dans le dernier opus de cet artiste. La seconde avec les jazzmen sardes Paolo Fresu (trompette) et Daniele di Bonaventura (bandonéon) a été immortalisée par un CD, Mistico Mediterraneo, paru chez ECM en février 2011.
Di Corsica Riposu : la spiritualité du chant polyphonique corse selon A Filetta
Seconde partie d'un entretien avec Jean-Claude Acquaviva, porte-parole et directeur artistique de l'ensemble corse A Filetta, enregistré à l'occasion d'un concert donné au théâtre du Crochetan, à Monthey (Valais), le 5 mai 2011.
En juin 2004, une commande du festival Saint-Denis permet la création d’un requiem inspiré par la disparition tragique de deux jeunes gens proches du groupe : Di Corsica Riposu, requiem pour deux regards. Sept ans plus tard, c’est une oeuvre de maturité qui paraît sur CD au printemps 2011.
On a tellement dit et écrit, ici et ailleurs, qu'A Filetta est "le plus puissant des groupes de polyphonie corse" qu'on est tenté de se contenter de cette formule un peu creuse. Par chance, en se réinventant constamment, en se lançant régulièrement de nouveaux défis, les sept chanteurs de Balagne forcent public et journalistes à les redécouvrir à chaque projet, nouveaux mais inchangés.
Ainsi, on les a aperçus en explorateurs au profit des rencontres de chants polyphoniques de Calvi, on les a entendus s'aventurer sur des bandes originales dirigées par Bruno Coulais, sur le dernier album en date de Danyel Waro et sur un album récent avec Paolo Fresu et Daniele di Bonaventura, ... Mais, cette fois, c'est en penseurs libres et expérimentés (voilà plus de trente ans qu'ils réinventent leur art) que nous avons voulu vous les montrer ...
La contre-culture est elle pour vous une réalité ?
Si oui, à votre avis, quelles personnalités ou structures pourraient la représenter aujourd'hui en France ?
Jean-Claude Acquaviva : Le terme de contre-culture ne me semble pas véritablement approprié. Je crois qu’en matière d’art et de culture, on ne s’inscrit pas pour ou contre quelque chose (ici, une autre culture) ; on bâtit, on tisse, on avance, on explore, on propose une vision du monde et de l’homme. En revanche on peut se battre pour que, ce qui nous semble injuste et néfaste pour nous tous en tant qu’êtres, ne triomphe pas. C’est, je crois, ce qui guide nos pas depuis toujours.
Nous évoquons dans notre dossier spécial la revendication de la lenteur, la transmission des outils de communications aux minorités, l'artivisme (performances à la fois artistiques et politiques), la défense des cultures minoritaires d'ici et d'ailleurs, les coopérative de production et de diffusions culturelles, ...
Vous reconnaissez-vous dans l'un de ces gestes ou l'une de ces attitudes qui peuvent ressembler à de la contre-culture ?
Jean-Claude Acquaviva : J’ai comme le sentiment que nos conceptions actuelles de la culture sont bipolaires : d’un côté il y a « la grande culture » et de l’autre « le grand bazar » où règne en maître le roi buzz… Les acteurs culturels sont trop souvent, soit des « installés » condescendants soit de nouvelles pousses désireuses « d’y parvenir » par tous les moyens en ayant recours à la technique des mauvais marchands : le coup. Nous sommes partisans d’une refondation totale de cette conception étriquée et surtout nocive pour notre hygiène sociale.
Dans votre démarche artistique et citoyenne, vous agissez pour (en faveur de) quoi ? Et contre (en réaction à) quoi ?
Jean-Claude Acquaviva : Notre démarche artistique ne peut être dissociée de celle de citoyens qui rejettent un monde obnubilé par l’efficience et le profit. Nous croyons profondément à la formation des esprits par la mise en culture d’un vrai sens critique.
Propos recueillis par François Mauger
A lire sur le site de nos amis de Tra Noi, l'interview réalisée au restaurant du théâtre d´Hasselt, en Belgique, en avril 2010. Suivre ce lien.
Il se peut que la video ne s'affiche pas sur l'écran. Dans ce cas, suivre ce lien : https://mezzovoce.wmaker.tv/UN-TAXI-POUR-L-HARMONIE_v157.html
Tout
comme Bobby McFerrin il y a deux ans, en 2009 c'est le groupe vocal
corse A Filetta qui est invité en tant qu'"Artiste en Résidence" au
Festival Stimmen. Pendant une semaine, les sept hommes se produiront
dans trois projets complètement différents. Annette Mahro (Badische
Zeitung) a rencontré le leader de l'Ensemble à Lörrach.
BZ: : Jean-Claude
Acquaviva, on dit "A Filetta", c'est vous. Mais vous n’avez pas fondé
le groupe ...
Acquaviva: Non,
effectivement je suis arrivé un mois après la fondation du groupe en
1978, j'avais alors 13 ans. Aujourd'hui, je suis le compositeur, et
souvent aussi le porte-parole, même pendant les représentations. Cela
ne signifie pas cependant que je serais le seul à pouvoir ou vouloir le
faire. C’est disons plus facile (rires) pour les autres, plus
confortable. Mais chacun intervient dans les décisions, chacun fait ses
suggestions, donne ses idées, c'est très important pour nous.
BZ: : Au
festival Stimmen vous ne venez pas seuls. Après l’ouverture avec Sidi
Larbi Cherkaoui vient aujourd'hui la création originale du Burghof
"Pessoassion", une réflexion sur la littérature de Fernando Pessoa.
Comment est-on arrivé là?
Acquaviva: C’était
l’idée de Helmut Bürgel. Il était déjà venu plusieurs fois au festival
de polyphonie à Calvi que nous organisons chaque année. Pour nous,
c’est d'ailleurs déjà notre troisième visite à Lörrach. Il a amené
Pessoa, de même que la musicienne Joana Aderi, le comédien Peter
Schröder, le photographe Torsten Warmuth et, bien sûr, Marion
Schmidt-Kumke qui a tout mis en scène et avec qui nous avons déjà
travaillé en Corse. Mais bien que tout soit déjà complètement fixé, la
représentation reste une aventure vivante.
BZ: :
Le projet de Marion Schmidt-Kumkes était de "donner un visage à Pessoa
". C’est parfaitement possible pour les images ou les films, mais
comment faire en littérature?
Acquaviva: Cela fonctionne particulièrement bien pour Pessoa, où l’on peut, je
dirais, jouer avec les couleurs musicales, qui sont très prononcées
dans son oeuvre. Nous pouvons très bien exposer sa personnalité
extrêmement complexe, à multiples facettes, et aussi le passage d'une
personnalité à l'autre. Je crois cela fonctionne très bien sur le
chemin de nos polyphonies. Ce sera même encore mieux dans la
collaboration avec Joana Aderi, qui avec l'électronique partage Pessoa
en parties. Je pense que cela correspond bien à l'auteur, qui est
justement tout autre chose que "monophonique", pas tout d’une pièce.
BZ: :
Contrairement à vos compagnons de "Pessoassion", vous connaissez depuis
longtemps Danyel Waro de l'île de La Réunion, avec qui vous vous
produirez samedi au Rosenfelspark.
Acquaviva: Oui, nous l’avons rencontré pour la première fois en 2003. C’est un
chanteur charismatique, que nous apprécions beaucoup et nous avions
juste voulu faire quelque chose ensemble avec lui. En 2008, il y a eu
une rencontre entre notre polyphonie corse et le Maloya, que chante
Danyel Waro. Le résultat a été quelque chose de très étonnant. Le
Maloya est très rythmé, c’est une musique de transe. Nous avons apporté
notre polyphonie, nos harmonies. Ce que fait Waro, c'est le contraire.
Certes, il y a aussi parfois chez lui des chants d’échange, par exemple
avec un choeur. Mais de l’autre côté on a seulement une ligne de chant
séparée. On pourrait dire que nous le «polyphonisons» pour ainsi dire.
BZ: : Vous êtes annoncés au
Festival comme "Artistes en Residence". Qu'est-ce que cela signifie
pour vous?
Acquaviva: Pratiquement, nous venons à Lörrach pour trois œuvres tout à fait
différentes. Cela montre aussi notre parcours artistique durant nos 30
ans d'existence. En d'autres termes, il s'agit de la tradition et de
nos racines, mais surtout d’évolution. Justement, elle n’a de sens que
si nous échangeons avec d'autres artistes et avec le public. Le chemin
musical accompli nous a appris beaucoup de choses, mais avant tout
qu'il est toujours beaucoup plus important de vouloir être ce que l'on
défend et pas de vouloir défendre à tout prix ce que l'on est. Si nous
sommes partie d'une tradition puissante, nous devons avant tout nous
demander quels sens elle a dans un monde globalisé. Etre "Artistes en
Résidence", dans un festival international comme «Stimmen» signifie
finalement, à mon avis, exactement cela : faire partie d’un tout.
Traduction : Ursula Glöckner / J.C.Casanova
Jean-Claude
Acquaviva et A Filetta fêtent cette année trente ans d’une carrière
exemplaire et les 20 ans des Rencontres Polyphoniques de Calvi du 9 au
13 septembre prochain. Leur regard sur le monde est plein d’acuité.
Quelle est la situation culturelle de la Corse d'aujourd'hui ?
Le
moins que l'on puisse dire c'est que la Corse se trouve dans une
situation quelque peu paradoxale. Des efforts considérables ont été
déployés dans bien des domaines (littérature, musique, théâtre, cinéma,
arts plastiques etc...) souvent d'ailleurs avec des moyens de fortune,
et ont conduit à une production assez phénoménale compte tenu de la
faiblesse démographique de l'île. Pour autant on n’enregistre pas de
poussées importantes de la fréquentation des lieux de spectacle. Il
faut dire que le défaut d’infrastructures ne nous facilite pas la tâche
et parvient même dans certains cas à entamer l'enthousiasme de ceux qui
essaient de baliser le terrain depuis maintenant trois décennies. La
Corse continue d'avancer mais un petit peu comme un funambule ! Je
crains qu'il en soit ainsi pour longtemps encore, car nos instances
politiques nationales et régionales ne semblent pas vouloir admettre
que la culture est aussi une hygiène sociale qui en tissant du lien,
produit du sens.
En quoi cette situation diffère-t-elle de celle du reste de la France?
La
Corse a mobilisé toutes ses forces à partir des années 70 pour
sauvegarder ce qui pouvait l'être encore. Pour cette raison, il existe
une forme de militantisme culturel lié à la problématique de la
"défense de l'identité". C'est ce qui explique un tel engouement, une
telle force, et qui traduit en même temps de réelles difficultés de
perception d'un monde dans lequel nous nous insérons toujours avec
quelque crainte...est-ce l'apanage des insulaires ?
Quel est pour vous l'enjeu de la défense de la langue ?
A
vrai dire, nous ne nous posons pas, en tant que créateurs, le problème
de sa défense ; notre langue s'impose à nous, se dévide dans notre
souffle. En tant que citoyen, évidemment nous soutenons toutes les
démarches qui consistent à renforcer sa pratique au sein de la société
corse. Pour cela nous revendiquons toujours plus de moyens pour qu'elle
puisse être transmise, enseignée, divulguée, enrichie. Nous militons
pour une vraie reconnaissance et attendons toujours aussi impatiemment
que la France se décide à ratifier la charte européenne sur les langues
minoritaires. Seule une co-officialité est de nature à assurer à notre
langue une réelle capacité à être réinvestie dans l'espace public. Elle
doit reprendre toute sa place et ne doit pas être uniquement la langue
du chant ou du théâtre.
Pour vous existe-t-il une éthique à respecter pour faire évoluer les
traditions ?
Nous
avons toujours affirmé qu'une tradition n'a de sens que pour être
dépassée. Elle constitue un mouvement ; une édification incessante. La
seule éthique qui vaille consiste à mon avis, à être sincère envers
soi-même. C’est sans doute ce qui nous fait répéter sans relâche :
"mieux vaut désirer être ce que l'on défend que vouloir défendre ce que
l'on est !". Il y a un très bel aphorisme de René Char que nous
aimons citer : "les plus pures récoltes sont semées dans un sol qui
n'existe pas ; elles éliminent la gratitude et ne doivent qu'au
printemps"; Dieu sait si nous sommes attachés à notre sol mais
pourrions-nous le demeurer si nous n'aspirions pas à devenir la
promesse d'un printemps ?
En quoi la connaissance des traditions aide-t-elle à envisager le monde
?
Tout
d'abord parce que vouloir connaître c'est essayer de comprendre.
Ensuite parce qu'il est illusoire et dangereux de penser que les
traditions ne renvoient qu'à des racines ; au delà du fait qu'elles
nous distinguent dans nos pratiques, elles nous confondent dans une
même condition d'homme.
"hè
andatu u tempu à impachjà si in i libri
è di noi hè firmatu cio' chi' un erede pensa :
un andatu, un erta,
una fiarata intensa
è nant'à l'allusingà
una nivaghja immensa"
"notre temps s'est fourvoyé dans des livres
et leurs pages beiges
et de nous ne demeure que la pensée d'un héritier :
un chemin étroit, une falaise,
un immense brasier
et sur la peau de nos illusions
d'abondantes chutes de neige"
Vos chants se réfèrent souvent au religieux; quelle place et quelle
forme prend la spiritualité dans votre vie ?
Le
répertoire polyphonique traditionnel est en grande partie lié aux
pratiques religieuses. En le perpétuant et en le prolongeant par le
truchement de la création, on lui accorde une place importante dans
notre parcours et dans nos vies. Je ne pense pas qu'il faille y voir
une adhésion au dogme. Pour nous, le religieux est avant tout ce qui
relie. C'est une façon d'appréhender l'autre comme une partie de
nous-mêmes. Un de nos chants issu d'un requiem créé en 2004 au festival
de St Denis ("Di Corsica riposu - Requiem pour deux regards") dit
"figliolu d'ella, si' figliolu di meiu"/ "parce que tu es son fils, tu
es aussi le mien". A eux seuls, ces quelques mots en disent beaucoup
plus que de longs discours, sur notre conception du rapport à l'autre.
Comment voyez-vous le rôle du religieux dans la société contemporaine
et est-il juste ?
J'ai
toujours beaucoup de mal à comprendre comment les religions peuvent
s'accommoder de valeurs qui fondent et organisent nos sociétés modernes
: être le meilleur, être un gagnant, savoir circonscrire ses
responsabilités en toutes éventualités, ne concevoir le bien-être que
pour soi ou les siens, la réussite individuelle...etc. C'est sans doute
ce qui explique que très souvent elles ne se vivent que comme un
refuge, un rempart, occasionnant des postures de repli, c'est à dire
l'exact contraire de ce qu'elles sont censées professer. Pour notre
part et sans prétention aucune, nous disons depuis fort longtemps qu'il
nous semble que la vie est de ces batailles à mener dont il ne faille
sortir ni vainqueur ni vaincu, mais grandi, et que nous sommes en tant
qu'hommes, tous responsables de tout !
Dans votre travail les textes ont une place prépondérante; comment les
choisissez vous ?
Disons
tout d'abord qu'il existe un risque non négligeable dans nos
polyphonies que le son prenne le pas sur le sens car l'harmonie est un
langage à forte personnalité ! C’est sans doute la raison pour laquelle
nous attachons tant d'importance au verbe, à son sens et sa musicalité
qui ne doivent faire qu'un. Nous écrivons une grande partie des textes
chantés et dits durant nos concerts. Il nous arrive aussi de citer des
auteurs quand ils nous semblent éclairer notre propos chanté. Nos choix
s'opèrent au gré de nos lectures et sont guidés par nos goûts
littéraires.
Vous avez adapté un texte de Primo Levi en mémoire de la Shoah;
qu'est-ce qui vous a poussé à le faire ?
C'est
avant tout la vérité de ce texte poignant qui porte en lui tous les
stigmates de l'horreur, de la souffrance de qui a vécu et enduré la
barbarie. Primo Levi dit que s'il est impossible de comprendre, il est
nécessaire de savoir car ce qui fut pourrait être encore ; les
consciences à nouveau pourraient être séduites et obscurcies. Les
nôtres aussi !
Ce chant est un cri d'autant plus irrépressible que
la parole de Levi continue à n'être pas entendue toujours et en tous
lieux...
Vous
avez créé un festival, "les rencontres de chants polyphoniques de
Calvi"; quelles difficultés rencontrez-vous à perpétuer cet évènement ?
Ces
rencontres sont un rendez-vous annuel de tout ce que la planète compte
d'expressions vocales polyphoniques. Cet évènement fêtera en septembre
prochain ses 20 ans. Les difficultés auxquelles nous sommes confrontées
sont essentiellement d’ordres économiques et financiers : la
programmation nécessite des moyens croissants dans la mesure où il faut
toujours aller plus haut et surtout plus loin. Les budgets consacrés
aux transports des artistes, notamment, sont de plus en plus lourds.
Or, les aides publiques décroissent, et notre capacité d'accueil est
limitée puisque nos lieux de concerts (une église et un oratoire)
constituent des jauges très modestes. Nous ne disposons toujours pas de
salles dignes de ce nom et sommes soumis au risque (pas toujours facile
à assumer) d'une programmation de plein air... chacun sait que notre
météo est "royale" mais pas toujours !!! Enfin, le sponsoring
privé est extrêmement faible. Pour le reste, Dieu merci, l'enthousiasme
de dizaines de bénévoles assure à cette manifestation une belle
vivacité et surtout lui confère une générosité louée par l'ensemble des
artistes accueillis.
En quoi ce festival a influencé votre travail ?
Tout
d'abord il nous a fait mieux appréhender notre propre tradition vocale
en la replaçant dans sa matrice. Notre musique en est ressortie plus
forte, plus confiante et surtout mieux assumée. La découverte d'autres
sillons vocaux nous a naturellement incités à intégrer certaines
influences ; le chant géorgien par exemple, dont nous disons volontiers
qu'il nous aura appris à dire tendrement des choses puissantes et
puissamment des choses tendres. En outre, chaque édition apporte son
lot de "claques" musicales nous incitant à nous remettre au travail dès
le départ de nos invités.
Aux Rencontres, des traditions du monde entier se croisent; comment
interfèrent-elles entre elles ?
Ce
qui semble fort intéressant, c'est que passée la surprise de la
découverte, les uns et les autres "s'ouvrent" totalement. Ces
rencontres ont bâti leur réputation sur trois éléments essentiels :
- la qualité de l'accueil
-
les artistes sont nos invités sur toute la semaine, même lorsque leur
concert a lieu en tout début ou en fin de programme. C'est une façon de
leur donner le temps et la disponibilité indispensables à l'écoute de
l'autre. C'est évidemment plus lourd sur le plan financier et sur celui
de la logistique, mais ça nous semble inhérent à toute notion de
rencontre.
- nous aimons suivre les artistes dans leur trajectoire
respective et faisons partager au public ce recul. Souvent, il nous
semble constater que tel ou tel nous revient des années plus tard,
nourri d'influences et de pratiques ici acquises. C'est une façon
naturelle de redonner aux traditions l'opportunité d'une certaine
"mobilité".
A Filetta fête ses trente ans ; qu'est-ce que cela signifie pour vous ?
30
ans c'est déjà un beau parcours. Le rêve se poursuit et continue à
faire de nous de grands privilégiés. Ce qui explique cette longévité
c'est probablement l'importance que nous avons toujours accordé à la
capacité de chaque chanteur à s'abandonner au collectif sans jamais
renoncer à sa propre personnalité. Sur ce plan nous avons la prétention
d'affirmer que nous constituons une vraie demeure sociale ; un cocon
bienveillant qui nous permet d'appréhender l'extérieur en toute
sérénité. Un de nos amis, Pierre Baqué, vient de nous écrire une très
belle lettre qui se termine par ces mots: "Vous chantez, et se crée
autour de vous une chapelle qui nous abrite". N'allez pas croire que le
fait de rapporter ces paroles soit le signe d'une grande immodestie,
mais nous aimons tant l'idée de pouvoir contribuer un tant soit peu au
bonheur de chaque être qui nous "prête" une oreille.
"votre enfer est pourtant le mien,
nous vivons sous le même règne
et lorsque vous saignez, je saigne
et je meurs dans vos mêmes liens
Quelle heure est-il ? quel temps fait-il ?
j'aurais tant aimé cependant
gagner pour vous, pour moi perdant
avoir été peut être utile"
L. ARAGON
Entre l'intention de départ et votre existence actuelle, qu'est ce qui
a changé ?
Lorsque
le groupe a été créé j'avais 13 ans ! Il est évident que nous
n'envisagions pas à l'époque que nous ferions de telles découvertes !
Notre préoccupation première était de participer à une sorte d'élan
culturel qui était censé restituer à notre terre son vrai visage ; car
qui pourrait nier aujourd'hui que la Corse a subi une réelle politique
d'éradication de son identité depuis deux siècles ? Aujourd’hui ce
mouvement a beaucoup mûri et est parvenu à s'extraire du piège de la
réaction. Désormais nous ne nous comportons plus comme des enfants qui
crieraient sans cesse " je veux parler !" ; aujourd'hui nous parlons !!
Nous avons acquis aussi la conviction que la "défense" de toute
identité passe par l'identité plus que par sa défense. Enfin, le fait
d'avoir choisi, il y a 15 ans, de vivre du chant nous aura permis de
nous consacrer pleinement à ce travail qui nous passionne encore et
encore.
En pièce jointe, l'édito du dernier numéro de Mondomix. Comment vous
fait-il réagir ?
Qu'il
nous soit permis ici de féliciter Marc Benaïche pour cet édito qui
emporte notre adhésion totale et inconditionnelle. Nous sommes outrés,
révoltés, écœurés par l'hypocrisie de nos sociétés qui continuent à
faire leur business en piétinant allègrement des populations entières
et leurs droits fondamentaux. A nouveau nous l'affirmons : nous sommes
tous responsables de tout. On écrase, on bafoue, on altère au nom de la
sacro-sainte croissance; c'est indigne et dégueulasse ! De la même
façon, on reconduit à nos frontières ceux-là même qu'on a spoliés,
ruinés, niés, asservis et qui en sont réduits à risquer leur vie dans
une embarcation de fortune ou dans le train d'atterrissage d'un avion
pour sauver leur peau, et on a même le culot de leur dire "qu'on ne
peut pas accueillir toute la misère du monde ! " ; quel courage !
Quelle générosité !
Pour avoir tourné un peu le monde, nous avons
souvent été sidérés par la façon dont nous, les occidentaux, continuons
à nous comporter ailleurs ; la parole de Césaire demeure d'une
effrayante actualité...
Un disque, un livre, un film qui vous ont récemment marqué ?
Le
dernier album de Gabriel Yacoub, "de la nature des choses" : une pure
merveille. Je persiste à croire qu'il est parmi les meilleurs, sinon le
meilleur chanteur français !
Benjamin MiNiMuM
Laurent Lohez : Alors, passons à Bracanà. Une question sur 1901. Je suppose que Tao est mort maintenant. Sur quoi se base la chanson, sur des récits ?
Jean :
C’est quelqu’un que j’ai connu, puisqu’il
habitait Calvi. L’histoire de la chanson est liée à la rencontre avec
les chanteurs géorgiens, mais surtout avec l’amour et la passion que
l’on partage avec Jean Temir, un des fils de Tao qui était géorgien. Le
chant a été composé à la mémoire de Tao et du père de Cathy Antonini
qui est ma tante par alliance. Son père était géorgien du Caucase. Tao
est venu et a vécu en Corse. Le père de Cathy a été exilé en France,
pas en Corse, mais elle a fait souche en Corse, s’est mariée avec un de
mes oncles, elle a eu des enfants, a toujours vécu ici.
C’est donc
cet amour à la fois pour ce pays qu’on a découvert à travers les
chanteurs géorgiens et aussi physiquement puisque nous y sommes allés
chanter plusieurs fois. Et personnellement, c’est un des plus beaux
souvenirs de rencontres avec un groupe humain, les chanteurs et leur
terre. L’accueil que nous avons eu là bas, ça a été vraiment quelque
chose que je ne saurais même pas décrire, tellement c’était fort. Ils
nous ont donné tout leur cœur, et ça ne se mesure pas, c’était vraiment
très puissant.
C’est donc un hommage à cette terre, à ces deux
personnes que tous n’ont pas forcément connues mais qui ont donné des
enfants à la terre corse, c’est la fusion de ces deux terres à travers
ce chant et l’amour pour l’humain avant tout.
JC : Je voudrais revenir sur la genèse de Bracanà. D’après nos différentes conversations, vous avez un peu changé d’idée en cours de route. Il y avait notamment des morceaux de Bruno Coulais à l’origine ?
José
Filippi : On avait déjà enregistré le disque l’an
dernier, et on
n’était pas contents de la prise de son, du son d’ensemble. On avait
opté pour une prise de son individuelle, voix par voix, et au mixage,
on s’est rendu compte que ce n’était pas le bon choix, ça manquait de
cohésion, de vie. On a décidé de réenregistrer et aussi d’enlever les
chants de Bruno Coulais.
Paul Giansily
: Pour se consacrer plus tard à l’enregistrement des musiques de Bruno.
Cela nous semblait beaucoup plus cohérent que d’intégrer deux morceaux
qui tombent un peu comme un cheveu sur la soupe.
JC : C’est un peu la même chose en concert : on aime beaucoup ces chants, mais après les chants de la Passion, il y a toujours un passage, une sorte de relâchement...
Paul : Aussi bien en qualité qu’en tension.
JC : Je ne dirais pas en qualité, au contraire, une partie du public apprécie même presque davantage, c’est là que les applaudissements sont les plus forts. Cette partie du concert donne peut être une dynamique supplémentaire, mais ça crée une rupture de ton. Je préfère un concert plus homogène. Mais effectivement, comme le dit Jean-Paul, souvent le public démarrait après Le lac.
José : On le ressent nous aussi. On est concentrés du début à la fin, mais quand on aborde les chants de Bruno, ça fait non pas un relâchement, mais comme une récréation.
JC : Finalement, sur Bracanà
il y a seulement deux créations nouvelles, 1901 et Treblinka, et
pourtant, même si on connaissait les chants du Via Crucis, on sent
une grande innovation dans ce disque. Je ne sais pas à quoi ça tient.
Peut être une étape supplémentaire ?
Paul :
Tout simplement parce que ça n’avait pas été fixé.
JC :
Oui, mais je les avais déjà entendus plusieurs fois, et j’ai
l’impression que vous avez encore franchi une étape dans votre parcours.
José :
Comme le dit Paul, c’est parce que les chants n’avaient pas été fixés.
Au niveau de l’écriture, ils ne sont
pas plus difficiles que les précédents. On n’a pas trouvé de différence.
Jean :
Je suis un peu d’accord avec ce que tu dis. Même si les chants n’ont
pas été fixés ou figés sur un disque, depuis le moment où tu les as
entendus pour la première fois, ils ont évolué, et nous
aussi. En peu de temps.
José :
C’est pareil pour les chœurs de Médée. En 1997 ils étaient très
différents de maintenant.
JC : Justement, pourquoi avoir réenregistré un extrait de L’Invitu ?
Paul
: On n’est pas entièrement convaincus par l’enregistrement de
Médée. On
n’est pas très satisfaits. La prise de son, notre interprétation aussi,
très pincée, ne nous convient pas du tout. On pense même à le
réenregistrer.
Jean : Personnellement, je
considère que c’est
l’œuvre majeure. Ca ne me gêne pas du tout qu’on retrouve des bribes
dans différents albums, comme dans Intantu.
Paul : Ça représente notre parcours des dix dernières d’années, il
avait tout à fait sa place dans le disque.
Laurent
:
Sur Cuntrastu,
pourquoi avoir choisi uniquement la voix de Jean-Luc et pas Jean-Luc et
une autre voix pour renforcer le jeu entre homme et femme ?
Jean : On a
évoqué la possibilité de le faire, soit avec Paul soit avec
Jean-Claude, et on a abandonné l’idée. On a été un peu pris par le
temps, et ça nous a semblé plus juste de laisser la voix de Jean Luc
dans un premier temps, mais on y a pensé.
José :
De plus, Jean Luc a vraiment baigné là dedans, il était le mieux
placé.
Jean :
La prochaine fois… C’est vrai que le chant s’y prêtait bien, ça ne
m’aurait pas déplu, ça aurait été intéressant. Ce sera pour un autre
CD. Au départ il devait y avoir juste une monodie, puis nous avons
décidé d’en mettre deux, nous avons été pris par le temps. Mais c’est
une idée à retenir.
JC :
Avez-vous envisagé un jour, pour un concert, de ne chanter que des
créations et de ne plus chanter un seul chant traditionnel, ou
tenez-vous à garder le lien avec la tradition ?
José : On n’en est pas loin. Tu enlèves la
paghjella et la monodie, et on y est !
Jean :
On n’y pense pas vraiment, mais il n’y a pas de tabou.
Paul : On n’a pas envie de le faire, on n’a pas envie d’enlever les chants
traditionnels, parce qu’on en a besoin. Ils ont leur intérêt, c’est un
peu comme une initiation, pour montrer d’où on vient et jusqu’où on
souhaite aller.
Jean :
Et certains de nos chants qui datent un peu sont presque des
traditionnels. D’ailleurs certains chants considérés comme
traditionnels, comme la messe de Sermanu, ne sont pas si anciens. Le Tantum Ergo a été
composé en 1957. Aujourd’hui il fait partie de la tradition. Les purs
et durs vont le revendiquer comme tel. Et c’est ça, la tradition,
quelque chose qui se perpétue, qui évolue.
Laurent :
Dernière question sur Bracanà :
Treblinka.
De quand date le texte de Jean-Yves ?
Paul : Je ne crois pas qu’il soit très ancien.
JC :
Il faudrait revenir sur chaque
chant, mais venons-en à vos projets.
Jean, Paul et José :
Valérie !
Valérie :
Vous ne les connaissez pas, vos projets ?
Jean :
Demain, on chante avec Daniele di Bonaventura, deux ou trois chants
qu’on a déjà faits avec lui pour Culomba.
JC :
Quelque chose de prévu avec Paolo Fresu ?
José :
Un projet différent de ce qu’on a déjà fait, une création commune avec
lui et Daniele, au printemps prochain.
JC :
Personnellement je trouve qu’il y a des choses qui fonctionnent très
bien, d’autres un peu moins.
Jean : Par exemple ?
JC : Liberata,
j’en ai un très grand souvenir, Himalaya, Le Lac, aussi. Rex, par contre, le
mélange est plus difficile. Les avis étaient partagés dans le public.
Il y a aussi le fait qu’on est tellement habitués à entendre vos chants
a cappella que les entendre avec instruments c’est presque un sacrilège…
Danyèl Waro ?
Paul :
Ce
sera une rencontre, pas une création. Jean-Claude a travaillé sur les
arrangements de 5 chants, lui deux ou trois chants.
JC : On
devrait le voir aux Rencontres puis à Montreuil ?
Paul :
Oui. On souhaite aussi enregistrer
rapidement le Requiem
pour le sortir l’an prochain.
JC : Actuellement, vous travaillez sur de
nouvelles créations ?
Paul :
Non. Il y a un projet embryonnaire sur La Grammaire de l'imagination,
encore rien de précis. Ce sera peut-être une grosse surprise.
Jean : Pour le moment, on a un certain nombre de choses à
fixer, à stabiliser, donc pour le moment pas de nouvelles créations.
Mais il y a aura le travail avec Paolo Fresu, qui va demander un gros
travail de création à Jean-Claude. C’est prévu pour le printemps
prochain, donc il faut y songer maintenant.
JC : Et le travail sur les textes de
Ghjuvan-Teramu Rocchi ?
Paul :
Oui, c’était une éventualité, mais il n’y
a rien de concret pour l’instant.
Il y a tellement de choses... Déjà, il faut amener à terme nos projets
et faire vivre ce répertoire. C’est comme le Requiem :
c’est difficile de faire vivre ce répertoire, de lui donner un
prolongement, de le faire tourner, c’est hyper compliqué. Avec Danyel
Waro, on fera peut être deux concerts avec lui et ça va s’arrêter là.
Ou alors il aura envie de continuer, il y aura un prolongement.
Jean : Mais ça va nécessiter moins de travail. C’est plus
léger.
JC : Ce qu’on aimerait
bien, c’est un live, un CD ou un DVD. De ce point de vue, le dernier CD
est très bien enregistré, c’est presque un live. Mais souvent le
disque, c’est plus froid que ne peut l’être un concert. Vous y
pensez ?
Paul :
C’est très
compliqué, ça demande de gros moyens, un ingénieur du son. L’acoustique
est différente selon qu’on est dans une salle ou une église, etc.
Jean : On a souvent évoqué ça sur un spectacle comme Médée.
Paul :
Déjà, on est rarement satisfait de nos
enregistrements ; alors, un live…
Jean : C’est
figé. L’erreur, si elle y est, elle reste !
Laurent
: Vous préférez chanter pour un public ou pour fixer les
choses sur un CD ?
Paul :
Les deux sont importants. Mais laisser
une trace, ce n’est pas primordial, le plus important c’est d’aller à
la rencontre du public. C’est ça l’essentiel. Les musiciens classiques
n’ont jamais enregistré…
On est souvent plus satisfaits des souvenirs de rencontres que des
disques.
Jean : Les
CD, on les oublie vite. On les réécoute rarement.
JC : Les premiers, vous les réécoutez ?
Paul :
Non !
Jean :
Il y en a un, Una
tarra ci
hè, que je réécoute avec plaisir.
JC :
Nous aussi, c’est un de nos préférés parmi les anciens.
Paul :
On est toujours critiques, on n’arrive pas à
écouter comme si c’était un disque de quelqu’un d’autre.
JC :
Justement, qu’est-ce que vous écoutez d’autre comme musique ?
Paul :
De tout. Tous les styles : variété, classique, rock, hard rock.
Aussi bien la variété d’il y a 20-30 ans que ce qui se fait maintenant,
la musique classique, les musiques du monde….
Jean : Moi, un peu la même chose, moins de
variété que Paul. De toute façon, en tournée on sait ce qu’il écoute,
il chante ! Il est assez éclectique dans ses choix. Avant,
j’écoutais beaucoup de musique traditionnelle dite ethnique, maintenant
plus de classique J’ai eu ma phase hard rock aussi, mon fils en joue,
j’aime beaucoup le rock. On est ouvert à toutes les musiques.
JC : Et le jazz ?
Jean : Il y a très peu d’amateurs de jazz dans le groupe
José : Je ne suis pas très fan...
JC : Et pourtant dans votre phrasé vous avez
quelque chose du jazz.
Jean : J’écoute quelques groupes vocaux
José : Mon seul concert de jazz que j’ai
apprécié, c’est pendant notre deuxième séjour en Géorgie, on avait vu
Michel Petrucciani, et là je m’étais régalé.
Jean : Cela ne fait pas partie de notre univers. Et
pourtant une de nos premières collaborations avec d’autres artistes,
c’était avec Jean-Louis Longnon. Peut être qu’on ne connaît pas assez,
c’est dommage.
JC : Alors, votre rencontre avec Jaume et Fresu a
dû être un choc ?
José : Non,
ça s’est fait naturellement, sans aucune difficulté.
Jean : Il y a eu le choc, mais dans le bon sens du
terme : le choc du plaisir de la rencontre, pas
le choc de styles qui se confrontaient. Il n’y a pas eu confrontation.
Effectivement, il y a peut être quelque chose à chercher. Apparemment,
ça se fait sans qu’on l’ait cherché, mais ça s’est fait naturellement,
de façon complètement naturelle avec Paolo Fresu et Daniele di
Bonaventura, qui n’est pas un jazzman mais qui en joue.
Anne Marie : Rien avec Bruno Coulais ?
Paul :
Non, rien de précis pour le moment.
AM : Et au théâtre avec Orlando ?
Jean : Une
reprise de la Médée que vous aviez vue à l’Oratoire. Un petit projet
Interreg, ça plaît à Valérie !
Laurent :
Jean-Claude encourageait les autres membres à écrire. Où en
êtes-vous ?
Paul :
J’essaie d’apprendre l’alphabet, j’ai commencé le
coloriage !
José :
On n’ose pas se lancer.
Jean :
José a écrit quelques pièces sur ordinateur.
José : Non, je n’ose pas.
Jean : C’est dommage, il a des compétences.
José :
J'avais composé pour Sonnii
zitellini
Laurent : Julien a une demande : pouvez vous chanter une chanson pour lui ?
A Filetta est un miracle. En trente ans d’une carrière qui se plaît à emprunter les chemins de traverse, la formation balanine a réussi le tour de force de mêler succès public, reconnaissance critique et excellence musicale, en Corse et ailleurs. Jean-Claude Acquaviva, charismatique et intransigeant leader d’A Filetta, nous ouvre les portes de ce groupe à nul autre pareil.
Et
de toutes
ces rencontres, laquelle a été, disons, la plus marquante ?
La
Géorgie et le chœur de Tbilissi avec lequel nous avons multiplié les
échanges au début des années 90. Il y a deux chants géorgiens dans
notre nouvel album et, là-bas, des chants corses ont été enregistrés en
géorgien.
Ces
fusions culturelles avec les autres galvanisent votre propre sens
créatif ?
Même de
façon
inconsciente, une rencontre enrichissante et sincère laisse des
empreintes indélébiles et les influences affleurent nos mots, notre
musique, nos harmonies.
Que
disent de vous les publics étrangers ?
L'accueil est partout chaleureux car il n'existe pas de pays qui ne
manifeste un intérêt pour l'art vocal, en raison de sa dimension
intemporelle, et ne ressente une fascination pour le travail des voix.
Ce mélange d'enthousiasme et de curiosité est plus flagrant en
Allemagne, en Autriche ou en Scandinavie que dans les pays
méditerranéens un peu moins captifs à cette forme d'exotisme qu'on peut
représenter ailleurs.
L'ouverture
prochaine en Corse d'un Centre d'art polyphonique ?
Sartène, Pigna. Il faut à la fois des outils culturels et les moyens de
les faire fonctionner. Tout ce qui est de nature à désenclaver est une
excellente chose. Contrairement à ce que certains pensent, la
protection n'est pas la meilleure solution. Il ne faut pas
défendre ce que l'on est, mais être ce que l'on défend.
Même
si le chant est devenu moins revendicatif, vous vous sentez toujours
politiquement investi ?
Paradoxalement, t'éloigner de la chanson-tract te rend plus
puissant dans le message que tu veux délivrer. Le moyen d'exprimer le
mieux ton amour indéfectible pour la Corse, sa langue, sa littérature,
sa poésie, c'est de décomplexer ta musique, de la faire vivre au
contact de celle des autres. Mettre un terme à ce processsus de greffes
est une posture dangereuse qui conduit à sa propre sanctuarisation. Et
un sanctuaire exhale toujours un petit parfum de mort.
Votre
sentiment sur l'énième crise que traverse la Corse ctuellement ?
Le sentiment qu'on a la tête à l'envers. Il faut donnner à la
Corse les moyens de produire des Corses et ne pas s'entêter à croire
que ce sont les Corses qui font la Corse en ayant une idée statique de
ce que nous sommes. Les choses sont en perpétuel mouvement. Arrêter
leur cours est une illusion qui peut avoir des répercussions très
graves sur le plan éthique, comme l'exclusion.
Comment peut-on l'éviter ?
En
enracinant l'idée que tout progrès ne peut être la conséquence que du
travail, du respect, de la rigueur, de notre capacité de résister dans
l'intelligence, l'honnêteté et le dialogue. C'est l'histoire
universelle qui nous enseigne que rien ne se gagne par la force.
Propos
recueillis par J.M. Raffaelli
(Corse
Matin du 2 février 2008)
Paris - 15/07/2008
Le nouvel album d’A Filetta, Bracanà parcourt les multiples facettes artistiques de ce combo de chanteurs fondé il y a tout juste 30 ans. Toujours partant pour rencontrer leurs frères chanteurs à travers le monde, A Filetta s’impose comme un des groupes les plus excitants de l’île de Beauté. Interview de Jean-Claude Acquaviva, un homme qui a choisi sa voix.RFI
Musique : Ce
nouvel album s’intitule Bracanà.
Quel est le sens de ce mot corse ?
Jean-Claude Acquaviva : Il
a deux significations : "bariolé" et "changer de couleur à
l’approche
de la maturité". "Bariolé" correspond bien à ce nouvel album, à ces 14
chants métissés. "Bracanà", on le dit du pelage d’un animal.
Cet album
est
tout sauf uniforme. On y retrouve des chants liturgiques chrétiens, des
chants géorgiens, des monodies traditionnelles, des créations dont une,
Liberata, à la mémoire de Pierre Griffi, un héros de
la Résistance en Corse. Ce morceau sert de générique à un téléfilm sur la
Resistance sur l’île durant la Seconde Guerre mondiale. Treblinka
parle d’espoir, du souffle de vie au cœur de l’horreur, 1901
de l’exil à travers les destins de frères géorgiens. L’Invitu
est extrait de notre création autour du Médée
de Sénèque.
C’est un disque ouvert, en fait. Mais "bracanà" se dit
aussi d’un fruit qui change de couleur en mûrissant. C’est aussi ça un
peu le reflet de notre parcours sur ces 10 dernières années durant
lesquelles nous avons beaucoup tourné et provoqué beaucoup de
rencontres. Ce parcours atypique nous a conduits vers d’autres
traditions polyphoniques tout autour de la Méditerranée, mais aussi
plus largement dans le monde, en Asie, en Afrique. On ne sort pas
indemne de tout ça. Forcément notre répertoire évolue. Chaque album est
différent. Heureusement d’ailleurs, en 30 ans de carrière, ça serait
vite ennuyeux pour nous, comme pour le public.
Quelques
souvenirs
forts au fil de ces 30
ans ?
Beaucoup
de tournées nous ont marqués par la qualité des échanges. Dans le
Caucase par exemple ou dans la Géorgie de l’après-guerre civile. En
Afrique, nous avons été impressionnés par ce que nous avons vu et par
l’accueil du public, pas forcément celui des organisateurs. Les
Rencontres Polyphoniques que nous co-organisons à Calvi, depuis 20 ans
sont aussi des moments forts.
Quelques mauvais souvenirs, aussi ?
Pas
tant que ça. Bien sûr quelques galères souvent liées à de mauvaises
conditions scéniques ou lorsque nous avons inauguré un festival en
Hollande et que nous avons joué devant un parterre vide, ou dans des
villages qui semblaient désertés. Aujourd’hui, on en rigole. Les vrais
coups durs sont liés à la disparition de proches.
Quelles
perspectives
pour le chant
corse ?
Il
y a 30 ans quand on a commencé, c’était assez exotique. Même en Corse.
En fait, il a des vagues. L’intérêt pour notre travail et pour les
musiques que nos défendons en général croît ou décroît en fonction de
raisons qui nous sont parfois totalement étrangères. Le boum des Voix
Bulgares a provoqué un temps un regain d’intérêt pour les traditions
vocales. Forcément les difficultés que traverse l’industrie du disque
ne sont pas sans conséquence sur notre développement. Il y a quelques
années, nous étions plus souvent conviés sur des plateaux télés.
Maintenant moins. Notre musique n’a pas fondamentalement changé. La
télé, si.
Comment
imaginez-vous votre avenir
musical ?
On
ne se projette pas … Impossible de dire ce qu'il en sera dans 5 ou 10
ans. Je sais juste que l’on continuera à faire entendre notre voix,
parce qu’on a des choses à dire, parce que notre volonté est intacte,
notre enthousiasme et nos rêves aussi. Nous continuerons à produire
tant qu’il y aura de l’envie, du souffle et de l’entrain. Quant à la
musique, elle continuera ! C’est comme la vie, on ne se pose
pas la
question de pourquoi on vit. On vit, point barre !
A plus court terme, quels sont vos projets ?
Des
projets de rencontres évidemment. En septembre, lors des prochaines
Rencontres Polyphoniques, nous allons travailler avec Danyèl Waro. Nous
donnerons un concert dans la foulée et nous nous retrouverons pour
Africolor en décembre. C’est un extraordinaire personnage, un militant
de l’humanité et de la "batarcité". Sinon, nous travaillons avec des
musiciens de jazz tel le trompettiste Paolo Fresu ou le bandonéoniste
Daniel di Bonaventura. Nous avons aussi collaboré avec le guitariste
portugais Jorge Fernando et avec Yves Duteil sur son dernier album.
Des envies de collaborations autres ?
On
aimerait bien travailler avec Gabriel Yacoub ou Gianmaria Testa. Ce qui
nous intéresse dans ces rencontres et dans la musique de manière
générale, ce n’est pas l’idée du but à atteindre mais plutôt celle de
l’épanouissement au quotidien. Il est clair qu’avec l’arrivée de la world,
nombreux sont ceux qui ont cru aux vertus du métissage. Mais le
métissage pour qu’il soit réussi doit être l’aboutissement naturel
d’une rencontre.
Vous avez travaillé pour le monde de
l’image, le théâtre, l’opéra ou la danse… est-ce aussi une façon de
contourner la crise du disque ?
Dans les faits, c’est
peut-être ça… Mais nous, on n’a sollicité personne. Ce sont plutôt
Bruno Coulais ou Sidi Larbi Cherkaoui (le chorégraphe : ndlr) qui sont
venus à nous. Il n’y avait rien de calculé, pas de volonté de dire : "on
va faire ça pour contourner la crise du disque…". Il est
indéniable que ces collaborations nous ont ouvert de nouveaux publics.
Pour présenter "Tra Noi",
rien de mieux que de laisser la parole aux principaux intéressés :
Laurent, Suzan, Christina et Martijn.
Nous sommes deux couples d'amis :
Laurent et Suzan Lohez et Christina et Martijn La Feber. Nous vivons aux Pays-Bas. Laurent est un
Français expatrié. Tout comme vous, nous sommes fans d'A Filetta. (...) Très
vite, nous nous sommes aperçus que la plupart des informations concernant A
Filetta
étaient uniquement en français. Afin de pallier cette frustration, et
plus
encore pour permettre de faire découvrir A Filetta aux Néerlandophones,
nous avons décidé de leur consacrer un site internet. Après avoir
pris contact avec Sabine Grenard, et avec son consentement, nous nous
sommes mis à
l´ouvrage."
Suzan : C'était vraiment marrant, et ça a porté ses fruits.
Tra
Noi : Après
bientôt trente ans d'existence, ressentez-vous quelquefois que la
passion
s'amoindrit ? Que faites-vous pour raviver la flamme ?
JC : Ecoute, honnêtement, nous n'avons pas
l'impression que la passion
s'estompe. Sans doute cela arrivera un jour mais jusqu'ici nous ne
l'avons pas encore
ressenti. Sans doute parce que l'on fait extrémement de choses
différentes.
Ce qui est important, pour un groupe comme le nôtre, c'est de ne pas
avoir un plan
de carrière. On est toujours resté ouverts aux autres, sur leurs
capacités à nous proposer des choses et vice-versa. Cela nous fait
avancer
chaque fois, cela nous enrichit. C'est ce qui s'est passé avec Bruno
Coulais quand
on a commencé à faire de la musique de film. Depuis, nous en avons fait
beaucoup. Nous avons rencontré beaucoup de musiciens. C'est d'ailleurs
avec l'un
d'eux que nous avons fait le Requiem. Nous avons présenté Bruno Coulais
à Orlando Furioso, metteur en scène napolitain, et depuis ils ont fait
beaucoup de choses ensemble. Ce n'est pas une fuite en avant, cela se
fait très
naturellement. En fait, on a sans cesse un sentiment de nouveau,
d'inédit.
Tra
Noi :
Christina voudrait que
Jean-Claude décrive A Filetta en un mot.
JC : Alors ... (Jean-Claude s'interrompt, réflèchit,
rigole, veut
reprendre sa phrase mais Christina est stricte et lui dit "UN mot"). Un
mot... Ca veut
dire que je bavarde trop...
Laurent : C'est plutôt
parce que nous avons beaucoup de questions
et que si nous les posons toutes, nous y sommes jusqu'au petit-déjeuner.
Suzan : Un mot pour décrire A Filetta, ce serait
...A Filetta
?
JC : Ce sont DEUX mots. Un mot ...(Jean-Claude
regarde très
concentré), un mot ... ce serait ... (nous rions), ce serait ... (nous
rions
à nouveau), un mot qui doit ouvrir à d'autres choses, parce qu'un mot
c'est
trop difficile. Je pense que, selon moi, il y a une chose primordiale
...
(nous
rions encore)
Propos reproduits avec l'aimable autorisation de Tra Noi.
The 41-year-old singer and frontman of the harmonic choral group 'A Filetta' talks about his latest album, 'Medea', which compares Seneca's heroine to Corsica and Jason to France.
Jean-Claude Acquaviva's charisma shines through his icy grey eyes that greet me on a beautiful Paris October morning. It emanates from his solemn, almost timeless voice, with which he has led 'A filetta' to the artistic heights of Corsican music. The very evening before I meet him, this 'a cappella' voice, together with those of the other group members, enchanted the audience at 'La Mediterranee des Musiques', in the auditorium of the Institut du Monde Arabe.
However, the Parisian venue was acoustically surpassed by the rural church in which I first heard 'A filetta'. ‘It's true,’ admits Acquaviva in easily understandable Corsican. ‘Concerts like the one at Rogliano (on the Corsican coast) allow us to keep a link with our homeland.’
Indeed, the group tries to keep the simplicity of 1978, when it was founded ‘by amateurs, mostly school teachers or priests. The then thirty-year-old Jean-Claude Acquaviva was already amongst them. ‘For our first trip abroad, to nearby Sardinia, we had to pay our own way.’ Then, in 1994, things began to change. ‘We were at a turning-point, either we continued as we were, or we could start to take it more seriously. We decided to go professional, motivated by the will to do it, and the help of the composer Bruno Coulais and director Jean-Yves Lazennac. We had one duty though - to stay true to our name.’
In Corsican, 'filetta' means ‘fern’, a very common plant which is ‘very difficult to uproot, because of its roots which grow horizontally,’ explains Acquaviva, spreading out his hands in illustration. ‘Not only this, but when a Corsican leaves the island and forgets their roots we say that 's'e' scurdatu di a filetta' (he has forgotten the fern).’
For Acquaviva though, Corsican music needs to move forward: ‘We want to be great like the others, otherwise we might as well stick ourselves in a museum. Those of us who are opposed to innovation remind me of the damned of Chapter XX of Dante's Inferno who are condemned to walk with their heads facing backwards and cry from their rear-ends.’ But this is no reason to lose the ‘authenticity of Corsican music’. He makes an implicit reference here to the other great group of Corsican harmony, 'I Muvrini', who mixed traditional songs with pop sounds and background instruments. The same is true for their political allegiances. ‘Many criticised us because of our action in the early years in favour of Corsica’s independence from France. In truth though, we're even more militant now then we were before,’ Acquaviva claims enigmatically.
So what links the Corsican cause to the latest album of 'A filetta', 'Medea', named after the two-thousand year old work by Seneca? ‘Above all it is the theme of the woman,’ explains Acquaviva. During the previous night's concert Acquaviva introduced one of the pieces by relating the tragedy of the Latin author. ‘There is no force in the world, no hurricane nor fire nor weapon of war that has the violence of an abandoned woman, nor her force nor her vehemence.’ ‘Precisely’ - reveals the artist who has translated Seneca from Latin into Corsican – ‘I see in Medea the same collective force of the Corsican women who came out into the streets in '90s to protest against the violence of the pro-independence movement.
Acquaviva recognises that he has ‘an ambiguous relationship’ with violence. ‘We condemn instances of bloodshed by those 'working undercover'. But it isn't enough just to condemn.’ He pauses, before continuing in French, becoming more serious.
‘Whether we like it or not, violence is born of injustice. I'm not pro-independence. But we cannot forget one undeniable fact: Corsica was annexed by France, it is a land which is much more Italian than French. We Corsicans and Italians, for example,’ he continues, turning to me, this time in Corsican; ‘we can understand each other. The problem is that our island puts up with too much injustice from France - the elections are fixed, voting is not free. Every time that we want to increase the level of autonomy, the centralism imposed by Paris reacts to protect itself.’
But what does Medea have to do with all of this? ‘Like the heroine of Euripides and Seneca, Corsica has suffered an injustice by France.’ Medea, for the love of Jason, betrayed her father and her homeland and was then abandoned by Jason himself, against whom she avenged herself by killing their two children. ‘A pact was violated, as it was in this tragedy,’ emphasises Acquaviva, his hands flaying in typical Mediterranean style.
The Corsican singer believes that Europe can help to reduce this 'injustice'. Although sceptical about the 'free-market' European constitution, he believes that ‘Corsica could lose everything if the nation states regain the other hand. Because Europe is based on decentralisation, which is something that France cannot understand.’
For 'A Filetta' though, Europe is above all a chance for artistic dialogue. ‘Through the European programme 'Interreg' (which supports joint projects between European regions) we've tried to look at the different faces of Medea in European cultures.’ The show is directed by the Neapolitan Orlando Furioso, with Sardinian actors, musicians from the Livorno school of music, and music composed by Bruno Coulais.
Moreover, every year at Calvi, in Corsica, a meeting is organised between polyphonic groups from all over the world. And who do they feel closest to - their neighbours the Sardinians? ‘Strangely enough, no, their singing is too heavy,’ Acquaviva says, mimicking their accent. ‘I love the Georgians. They have taught us to sing in a powerful way with tenderness and with power.’ As I leave, I take away a memory of the energy that emanates from 'A Filetta', warm and resonant like the Corsican sea, and like the charisma of this singer.
Et enfin, dernière
remarque : avec le recul,
nous pensons que ce n’était pas une bonne idée de programmer les
extraits de Marco Polo dans le cadre du final : c’était
presque un
spectacle de théâtre, une création. C’est trop lourd, on
n’a pas la tête à ça, on n’a pas le temps de travailler
dans des conditions de confort satisfaisantes, et ça nous a emboucané
la
fin des Rencontres. Jusqu’au dernier moment, on fait, on ne fait pas,
on programme,
on ne programme pas, on répète, on fait un filage puis on ne le fait
plus,
on le fait mais on n’a pas le temps parce qu’on ne fait pas les
balances,
parce que quand vous allez faire les balances ça commence à
l’Oratoire, etc.
Tout ça, c’est à repenser…
J. C. : Je pense, sans vouloir lui
envoyer des fleurs, que c’est
lié à son tempérament. C’est quelqu’un qui est
très vite à l’aise avec le monde, pas seulement avec nous, même
par rapport à sa génération, je le vois quand je suis à
Ile-Rousse avec lui, moi qui ai 20 ans de plus que lui, il est beaucoup
plus à
l’aise que moi. Il a une facilité à être avec les autres, il
s’est très vite adapté avec nous. Ce n’est pas facile
d’entrer dans un groupe, surtout un groupe soudé depuis des décennies
comme il l’est. Sur le plan artistique, il n’a pas eu de difficulté
particulières, sur le plan de l’intégration il a été
très vite à l’aise…
A part les
chaussures marron !
Les chaussures marron à Nanterre ! (rires)
Parlons un peu de la genèse du groupe. Quelles sont les
racines musicales de
chacun ? Est-ce que dans vos familles il y avait une tradition
du chant, une
tradition musicale ? Ou est-ce que vous êtes venus au chant
plus tard, par
l’école ou en intégrant le groupe ?
C’est très différent selon les individus. Il y en a qui sont issus de
familles ayant des traditions de chant : Jean-Luc a son père
qui est berger
dans le Marzulinu et qui chante très bien, il a une voix naturelle
comme lui, tout
petit il est là dedans.
Les autres, non. Il y a des influences différentes, certains sont venus au chant au moment du lycée ou du collège par la polyphonie proprement dite, d’autres faisaient de la musique. Cela a été très différent. Paul a commencé à chanter avec nous quand on était ensemble au lycée. Il dit toujours que les premiers temps il n’aimait pas du tout ce chant…
Paul : Quand j’écoutais un disque de polyphonie, je zappais. Ça s’est fait tout à fait pas hasard : je les écoutais dans mon fauteuil et à un moment donné Jean-Claude m’a dit : « ça ne te dirait pas d’essayer de chanter ? »
Cela rejoint une autre question : Quels sont vos goûts musicaux autres que la polyphonie ?
Paul : Mike Brant, Johnny Hallyday. Sur le rappel de Médée à Paris, je le fais ! (rires)Il y a aussi le fait que – c’est pour ça que ce DVD a été important même pour nous - jusque là, on n’a pas forcément l’occasion de parler comme on le fait avec vous ou comme on l’a fait avec Don Kent quand il a fait cette captation. Quand on fait une émission, on ne peut évoquer un truc que très rapidement, et je le disais l’autre jour avec Vincent Zanetti, ça fait du bien de faire des interviews comme ça, parce qu'on a parlé pendant presque une heure de notre travail, et j’avais vraiment l’impression moi-même de découvrir des choses sur nous, alors que les trois-quarts du temps, on est face à des gens qui, sans être inintéressants, souvent n’ont pas le temps ou pas le recul nécessaire. Je crois que ce qui a été bien pour ce DVD, c’est que Don Kent y a mis le temps, sur presque deux ans, et les moyens : il est revenu nous filmer 7 ou 8 fois dans des endroits très différents et en espaçant ses venues : entre chaque rendez-vous il revoyait ce qu’il avait filmé, et puis il a donné la parole à tout le monde, ça aussi, c’est une qualité…
On sent beaucoup de choses de vos relations, c’est ça qui est bouleversant dans ce film, ce qui passe entre vous. On parlait de tribu, c’est exactement ça, ça va bien au-delà du chant. Et ce que vous rendez sur scène, on le sent aussi dans vos paroles sur le DVD.Comment se passe l’écriture ? quel est le point de départ ? Ce qui nous frappe, c’est qu’il y a une certaine complexité dans l’écriture, il y a à la fois des mélodies qui sont superbes, mais il y a surtout des harmonies très fortes. Composer directement sur l’harmonie, ça ne semble pas évident, enfin tu vas nous le dire, dans quel ordre cela se passe t-il ? On a la sensation qu’il y a des moments, dans les morceaux, où les harmonies sont tellement fortes qu’on ne sait pas trop comment on peut composer ça, est-ce un ajout progressif ou as tu ces harmonies en tête dès le début ?
En fait, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ce n’est pas
monolithique, il n’y a pas une façon unique de procéder. Je disais
à Vincent Zanetti que Médée pour nous était un moment
important, c’est une espèce de pierre angulaire, de charnière, de
passage en quelque sorte. Avant Médée je dirais, tout était de
composition orale ; avec Médée, on est dans quelque chose qui
est plus
complet, qui commence à être quelque chose de plus écrit, mais qui en
même temps n’est pas écrit, n’est pas fixé : il
n’y a pas une rythmique particulière, il n’y a pas une partition de
Médée. Ensuite après Médée, il y a d’autres
choses, notamment des choses très écrites. Mais après
Médée, il y a aussi des choses qui continuent à être entre les
deux, des choses qui continuent à être orales.
Les choses ne sont pas chronologiques, ce n’est pas quelqu’un qui ne
savait
pas la musique qui a appris la musique et qui après avoir appris a fait
autrement.
Alors, comment ça fonctionne ? Soit c’est très vite écrit
– quand je dis écrit, je veux dire « pensé »,
et ce sont des choses qui de cette façon là bougeront peu. Soit il y a
des
choses qui vivent, qui se modifient. Cela a été le cas de
Médée par exemple, dans laquelle il y a eu des apports harmoniques
constants. D’abord, en cours de route des choses nous semblaient
incomplètes, inachevées, des moments avaient des résolutions qui
nous semblaient trop évidentes par rapport à ce qu’on était en
train de chanter, petit à petit des choses sont devenues plus abouties
sans doute,
plus complexes, il y a eu des apports successifs.
Après, il y a des choses très pratiques aussi. Par exemple Ceccè est
rentré dans le groupe l’an dernier, on a dit qu’il allait travailler
sur le répertoire ; tout ce qui est figé, écrit, pas de
problème, on lui donne une partition, il va l’apprendre. Le
répertoire traditionnel, les créations pas trop compliquées à
mémoriser, ça va, mais Médée, comment on fait ?
c’est compliqué, il faut qu’il mémorise quelque chose qui
n’est pas écrit, on peut difficilement lui donner un cadre dans lequel
il va
très vite s’insérer. Donc pour Médée, sur pratiquement
tout le chant, j’ai écrit une septième voix.
C’est bien ce qu’il nous semblait, mais nous avons posé la
question
à José, qui nous a répondu en blaguant. Cela nous a frappés
sur U Casticu, il ne faisait pas le bourdon, et avant il le faisait. Il
nous a dit 'je
n’avais pas envie de le faire !'
Mais ça, c’est pour d’autres raisons. Avec José, il y a un
petit problème tout bête : José a un vibrato naturel et quand
vous faites un bourdon et qu’au milieu de 6 voix vous mettez un
vibrato, ça
fout un bronx pas possible. On a l’impression de ne plus savoir où se
trouve
la note. Avec José, on a essayé à plusieurs reprises, il y arrive
difficilement. Il a une voix qui oscille comme ça (JC nous montre en
chantant)
Quand il fait un bourdon avec d’autres voix plus droites, sans vibrato,
ça
rend les choses compliquées, du coup on ne sait plus trop où on en est.
C’est la raison pour laquelle il a dit : « si ça pose
problème, il vaut mieux que je ne le fasse pas et que je ne rentre
qu’après » Ça explique que José ne soit plus sur le
bourdon. Mais il reviendra (rires)
Quand vous faites les premiers essais sur ce qui est écrit, est-ce que
chacun
apporte son idée sur la façon de la faire ?
C’est difficile. Par le passé, il a pu y avoir des choses qui
ont
été amenées, qui ont pu enrichir. Souvent elles émanaient de
Jean Antonelli, parce qu’il était guitariste, qu’il avait une approche
de l’harmonie, mais sinon c’est difficile pour un chanteur qui n’a pas
– je ne dirai pas une connaissance de l’harmonie, parce que moi je n’ai
pas la connaissance de l’harmonie – mais une approche de l’harmonie,
c’est difficile…
Il ne peut pas y avoir quelque chose de spontané ?
C’est plus compliqué que ça ; ça peut se faire, mais
ça se fait peu. Quand il y a un truc qui commence à être fixé,
pensé comme il est au départ, c’est difficile d’y ajouter des
choses sans lui faire prendre une autre direction.
On va faire une création à l’Aghja avec des musiciens de jazz, on va
leur donner des choses, ils vont probablement faire des propositions
qui vont faire
changer les harmonies, et ça peut être difficile qu’on soit dans un
travail où chacun puisse dire « moi je propose qu’on fasse
ça »
Maintenant, attention, je parle d’écriture. Quand tu prends tous les
mélismes que fait Jean Luc par exemple, c’est lui qui les fait, ce
n’est pas écrit. Bien sûr chacun amène ses trucs, par exemple
sur les voix de basse, ils vont à un moment donné dire « nous
naturellement, on timbre comme ça, on dit oui, c’est bien, on fait
comme
ça, tu as raison, on développe ci, on développe
ça ». Mais les notes qui y sont, elles sont ce qu’elles
sont.
C’était vrai au début quand vous étiez un peu en
apprentissage de vos voix, mais maintenant tu les connais toutes…
Absolument, il y a ça, et aussi le fait qu’on est passés
à une musique plus complexe, plus élaborée. Et j’ai
évolué sur certains trucs, et tout le monde n’a pas forcément
le même rythme d’évolution, ça ne leur enlève rien, ce
n’est pas prétentieux ce que je dis. C’est difficile si tu arrives
avec un truc de dire « moi je vois les choses
différemment" ; ou
bien tu as conscience de ce qui était proposé et effectivement, tu peux
trouver des choses qui vont, mais le problème, c’est qu’ils
n’ont pas forcément le travail sur l’harmonie qui permet de le
faire.
Moi, j’ai fait beaucoup de chemin parce que j’ai beaucoup travaillé
sur les compositions de Bruno. Il est probable que si eux avaient fait
ce travail,
s’ils avaient été comme moi avec Bruno, ils pourraient le faire.
J’ai été un peu l’interface, et effectivement j’ai appris
plein de choses dans le travail avec Bruno. Et le fait que c’est moi
qui ai
été l’interface fait qu’il y a certaines choses qui me viennent
sans doute plus naturellement.
Tu dis que tu ne connais pas l’harmonie, mais quand on écoute un chant
comme
Rex, où dans la deuxième moitié notamment il n’y a pas de
mélodie, c’est uniquement fondé sur des harmonies ?
Oui, quand je dis que je ne connais pas l’harmonie, ça veut dire
l’harmonie telle que tu l’apprends au Conservatoire, qui a des règles
d’écriture…
Tu ne les écris pas, tu les sens ?
Je les sens, je les écris, en faisant probablement des fautes
d’orthographe
harmonique !
Mais tu les sens d’abord ? Est-ce que ce n’est pas mieux
justement ? Est-ce que ça ne laisse pas plus de
liberté ?
Je n’en sais rien. Moi, ce qui me gêne dans cette approche des choses,
et
j’ai souvent eu la discussion avec Bruno ou avec Jean-Michel Gianelli,
qui sont des
gens qui maîtrisent l’écriture , quand je leur dis que je veux
me
former, ils me disent « non, surtout pas, ne te forme
pas ». Ils
ont peut-être raison, peut-être que je fais des choses qui actuellement
sont
interdites par l’harmonie classique et que je ne ferais plus si j’avais
une
formation académique, ça c’est évident, mais en même
temps c’est terriblement frustrant pour moi, à un moment donné, de
faire des choses et ne pas être sûr de pouvoir les assumer.
Tu penses que ça limite ce que tu pourrais faire, de ne pas connaître
la
technique ?
Je ne sais pas si ça limite.
Je disais « limiter » dans le sens
« oser ».
Quand tu es dans un cadre écrit, tu t’astreins à rester dans les
canons et tu dois perdre un peu l’idée de tenter des choses. Peut être
que tu tentes naturellement des choses que tu t’interdirais si tu
connaissais les
règles.
Peut être, mais c’est difficile. Quand on est ensemble, on se
régale. Mais dans notre évolution, par exemple demain on va travailler
avec
des musiciens de jazz.
Nous, en tant que bloc, on n’a pas de problème de langage entre
nous ;
on n’a pas de formation harmonique, on est d’accord sur le son, sur ce
que
ça doit donner, on doit opérer de petits réglages, mais on n’a
pas de problème de langage entre nous.
Si demain, on travaille avec un quatuor à cordes, on a un problème,
parce
que le type du quatuor va nous dire « attendez, là, je ne
comprends
pas ». Ce qui est écrit n’est pas… je ne vais pas dire
qu’il n’est pas juste, ce n’est pas que c’est faux, que ça
ne peut pas se faire, mais ce n’est pas dans la règle, et quelquefois
c’est mal écrit, mal formulé. Du coup, pour moi c’est
frustrant.
Par exemple depuis qu’on travaille avec Bruno, je suis passionné de
musique
classique, j’ai travaillé des morceaux pour orchestre. Chjarura de Si di
mè, c’est une partition d’orchestre que j’avais
écrite, mais je ne l’ai montrée qu’à Bruno. Et Bruno
m’a dit « on prend ça, on coupe ça, ça fait une
chanson superbe ».et on l’a gardée telle quelle. Mais on
n’a pu le faire que parce que Bruno a vu ça, l’a pris et est
allé l’enregistrer à Sofia. Moi, si demain je vais discuter avec des
musiciens classiques, j’aurais peur de ne pas être
crédible.
Tu as peur de ne pas avoir de légitimité, alors que tu peux
témoigner de tout ce que tu as fait ?
Cela ne suffit pas !
Tu as beaucoup appris à côtoyer des gens qui ont le dogme, mais eux
aussi
pourraient beaucoup apprendre avec toi.
Oui, mais c’est bon dans une relation comme avec Bruno. Je ne
dis pas
qu’il a appris des choses de nous, mais il dit qu’il voit les choses
différemment quelquefois, on a modifié un tant soit peu sa façon de
percevoir la musique. C’est bon dans le relationnel quand on établit
une
relation de confiance avec des musiciens, mais si demain je me présente
devant un
orchestre de 50 musiciens, je ne tiens pas le choc.
Je ne comprends pas que tu sois si radical dans cette affirmation, car
tu peux
témoigner de choses concrètes…
Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne !Il y a
plein
de festivals qui pourraient nous programmer et qui ne nous programment
pas parce que nous
ne sommes pas des classiques, parce que nous n’avons pas la formation.
Pourtant je
suis persuadé qu’il y a des choses qui pourraient s’intégrer
dans un festival de musique classique. Simplement un festival de
musique classique ne
programme que de la musique classique, des gens qui travaillent sur un
type de
répertoire..
Vous ouvrez plein de portes, plein de chemins entre les genres…
Le problème, c’est que ça fonctionne sur une partie du
public, et pas sur tous. Vous avez des gens qui sont dans la recherche
de quelque chose
d’inaltéré, qui ne comprennent pas forcément notre
démarche. Il nous est arrivé qu’un compositeur de Nice m’a dit
"je ne comprends pas pourquoi vous avez écrit 5 voix pour Médée,
avec trois voix on dit suffisamment de choses".
Ce ne sont pas des musiciens, ce sont des ayatollahs !
Dans les orchestres, il y en a, des ayatollahs !
Paul : Et en Corse aussi !
JC : D’ailleurs posez la question à Bruno. C’est un rapport de
forces perpétuel.
Ça rappelle Prova d’orchestra !
C’est pour ça que ça nous pose problème. Quand on a
fait la Grammaire avec les musiciens, j’ai écrit toutes les parties
instrumentales – on l’a fait parce que ce sont des musiciens qu’on
connaît, ils disent « t’emmerde pas, on s’en fout, que tu
écrives un mi bémol ou un ré dièse, c’est
pareil »» mais il y a des musiciens qui auraient dit
« attendez, celui-là, il a un problème, où voulez vous
aller ? » mais je ne peux pas lui dire ce que je veux
faire, je
l’ai écrit comme ça, je ne peux pas lui dire « parce que
là, il y a telle résolution, telle basse qui justifie telle note», je
ne peux pas le dire. Pour en revenir à ce que tu disais sur l’harmonie,
je
ne fais des choses que pour nous aussi, pour des gens qui sont proches
de nous, sinon je
n’oserais jamais faire un truc pour un chœur.
Comment s’est faite l’avancée vers la dissonance ?
C’est lié à plein de choses, à ce que
j’écoute, à ce qui me plaît, à ce que j’ai pu voir
de ce que faisait Bruno, à ce que j’ai pu entendre dans divers
registres. Ce
peut être quand vous écoutez Faiz Ali Faiz ou les symphonies
de
Mahler, il y a des choses qui sont, je ne vais pas dire puisées, mais
qu’il
me semble entendre dans des endroits très différents, pour des raisons
très différentes, dans des sites très différents,
etc.
Pour finir sur l’écriture, il y a aussi l’écriture du texte, tu
en as écrit un certain nombre, tu ne penses pas à éditer tes
textes ?
Il y a longtemps que j’écris, depuis 1983-84, ça fait plus
de 20 ans, et je n’ai jamais rien publié. Maintenant j’en ressens le
besoin, non pas seulement pour les publier, car je les utilise, je les
chante, mais parce
qu’à un moment donné, pour passer à autre chose, je pense
qu’on a besoin de s’en défaire. C’est d’ailleurs ce qui
nous pose problème sur le plan des répertoires musicaux : on a
des
répertoires qui s’entrechoquent maintenant, on n’a pas le temps de les
faire sortir et on ne continue à produire que parce qu’on est
sollicités. La Grammaire, je l’ai faite parce
qu’Orlando me
l’a demandé. On travaille souvent dans l’urgence. Le Requiem,
je n’aurais jamais eu l’idée de dire « je vais faire un
Requiem », j’avais commencé à faire des choses, mais
jamais dans l’idée de faire un Requiem.
Par exemple l’Ecclésiaste, tu l’avais écrit avant,
non ?
L’Ecclésiaste et le Meditate ont été
écrits
avant, pour des spectacles de la Passion à Calvi, et je les ai repris
pour le
Requiem.
Et aussi Figliolu d’ella, peut être ?
Et Figliolu d’Ella, absolument, qui n’était écrit que pour deux
voix pour la Passion à Calvi.
Oui, des voix de femmes, d’ailleurs.
Et quand on a pensé à travailler sur le Requiem, j’ai repris le
Figliolu d’ella parce que le thème, le chant me semblait intéressant
à développer, et surtout ce que dit le chant : le thème
Figliolu d’ella, sì figliolu di meiu me semblait important, me semblait
être la première des choses à dire quand quelqu’un s’en
va. Il y avait donc ces trois chants repris de choses antérieures. Mais
pour en
revenir à ce que je disais, s’il n’y avait pas eu la demande de
Jean-Pierre Le Pavec, il n’y aurait jamais eu de Requiem. Et s’il n’y
avait pas eu la demande de Jean-Yves Lazennec, il n’y aurait jamais eu
Médée.
Mais c’est très frustrant pour nous, parce qu’il y a des bijoux qui
sortent, puis un deuxième bijou arrive, et il y en a qui ne sortent pas
surtout !
Il y en a qui ne sortiront pas !
Mais ceux qu’on a entendus une fois, on voudrait pouvoir les réentendre
!
Tiens, question que l’on voulait poser plus tard mais je te la
pose
maintenant : au Final, dans ce que vous avez chanté, il y
avait un chant
géorgien…
Oui, Allilo.
Un extrait du Requiem ?
Non, de Marco Polo, il y avait deux extraits de Marco Polo
Vous aviez déjà chanté le premier en concert ?
Oui, à Nanterre on l’a loupé, celui-là !
Mais là, il n’était pas loupé ! Nous avons
été frustrés, car en montant à la Cathédrale Jean-Luc
répétait avec Marie Kobayashi, et vous ne l’avez pas
chanté ! Tiens, d’ailleurs, qui aurait
joué Marco Polo à
la place de Guillaume Depardieu ?
Quand, samedi ? On ne devait pas faire Marco Polo. Il y avait
quelques extraits , sa
voix sur la bande …
Si ça avait eu lieu à Nice ?
C’est Daniel Mesguich. Ceci dit, heureusement que ça ne se fait pas en
octobre, parce qu'on avait le théâtre le matin à 10 heures pour la
représentation l’après-midi ! Pour monter les décors,
mettre le son, répéter avec l’orchestre…
Une question à laquelle tout le monde pourra répondre, puisque c’est
sur le travail individuel du chant. Comment se fait votre travail
individuel ?
Comment s’est fait progressivement le placement de votre voix, comment
cela
continue-t-il d’évoluer au sein du groupe, le timbre... A
l’écoute du DVD de Don Kent, on apprend par exemple que Bruno Coulais
vous
faisait aller beaucoup plus dans l’aigu ou dans le grave, donc ça
continue
d’évoluer constamment. Comment chacun ressent-il ça, travaille-t-il
ça ?
Jean-Luc : Quand on travaille sur une
partition, on a chacun notre voix, qu’on travaille à la maison. On n’a
pas de méthode de travail particulière, on a une voix qu’on doit
apprendre, et ce sont les compositions qui font aller plus loin. Quand
on fait un truc
avec Bruno, à chaque fois il fait monter un peu plus les basses, il
fait descendre
dans le grave les aigus et inversement, ce qui fait qu’on évolue
Max : la méthode particulière, c’est de
travailler sur
ordinateur.
Jean-Luc : Pour les partitions écrites (celles de
Bruno, Si di Mè,
pas Médée ni les chants traditionnels), on a un logiciel qui lit la
partition, les 7 voix, on peut mettre 6 voix en piano et la 7e,
la
nôtre, en trombone, on fait jouer à l’ordinateur, ça permet
d’entendre ta voix, tu peux même couper les autres voix et ne laisser
que la
tienne, ralentir le tempo, l’accélérer, ça permet de
travailler en précision sur ta voix à la maison. Quand on
travaille
sur une musique de film de Bruno on fait comme ça, on travaille 3 ou 4
jours
à la maison, on déchiffre bien notre voix, et une fois qu’on la
connaît suffisamment, on se retrouve tous ensemble et on essaie de
faire
fonctionner tous ensemble les voix que l’on a appris individuellement.
Ca
c’est pour les partitions.
Cela nous amène naturellement à la question suivante, il y a quelque
chose
qui revient constamment dans la bouche des spectateurs, mais aussi dans
les interviews,
c’est l’émotion que l’on ressent à l’écoute
de vos chants. Il y a quelque chose de particulier qui se passe. Est-ce
que vous le
ressentez ? Comment l'expliquez-vous ?
On en parlait avec Vincent Zanetti. On a souvent eu des gens qui sont
venus nous voir en
fin de spectacle, des gens qui étaient émus au point de ne pas pouvoir
parler. On n’a pas d’explication, mais j’ai une idée là
dessus, elle vaut ce qu’elle vaut, moi je pense qu'ils ne sont pas émus
par
une esthétique, par des harmonies ou par une architecture. Ce qu’ils
reprennent en pleine tête, je pense que – et c’est pour ça que
la liaison est bonne par rapport au fonctionnement – on est un corps
composé
de divers individus qui ont chacun sa personnalité et qui réussissent
à former un corps. Je pense que l’idée est là : nos
sociétés modernes ont dans leur production, leur organisation, tout
conçu de façon pyramidale et individuelle, et en cloisonnant les
responsabilités. Pour tout, et on le voit quand il arrive une
catastrophe, on
essaie de remonter tout de suite la chaîne des responsabilités, parce
que
c’est organisé comme ça. On dit : « Untel fait
ça, il ne fait que ça, il a bien fait ce qu’il devait
faire ».
Nous, en tant que corps, on ne peut pas fonctionner comme ça. On est un
corps qui
ne fonctionne que quand tout le monde contribue à le faire fonctionner,
et
contribue en prenant à sa charge tout le corps. Il y a un vrai
collectif qui est
une sorte de cocon, et je crois qu’on renvoie cette image à des gens
qui
naturellement ont besoin de ça. Je ne vais pas faire le philosophe,
mais je pense
que l’homme à l’état de nature a besoin de ça, de savoir
qu’il fait partie d’un tout, qu’il s’insère dans un
ensemble et qu’il est en même temps acteur de son propre rôle et aussi
acteur d’une partie du rôle des autres. Et ce système ne fonctionne
que dans la mesure où on s’abandonne au collectif tout en gardant
chacun sa
personnalité. C’est un collectif qui s’enrichit de l’abandon de
tout le monde, mais qui n’impose à personne d’abandonner sa
personnalité.
Et je crois que c’est ça qui frappe les gens : quand ils
écoutent par exemple les chœurs de Médée,, les gens se disent
« mais comment ils peuvent chanter ensemble des choses qui ne
sont pas
mesurées, ils n’ont pas de repères, qui fait quoi, qui commande
quoi », et là il n’y a pas de réponse.
Et d’ailleurs, j’analyse les choses comme ça, parce qu’on le
voit bien, très souvent les individus modernes que nous sommes ont des
problèmes avec le collectif, avec le groupe. A chaque fois qu’il arrive
quelqu’un ici, une équipe de télé, des journalistes, des
représentants des institutions etc., ils demandent qui est le
responsable.
C’est ça le problème. Notre musique est aux antipodes de ça.
Et ça existe à l’état naturel, parce qu’on en a besoin,
je ne pense pas qu’on soit fait pour ne jouer que son rôle et ne pas
regarder
les autres et surtout dire "moi, je fais ce que j’ai à faire, que les
autres
en fassent autant". Nous on ne peut pas fonctionner comme ça.
Tu as raison de signaler ça, car une grande partie de l’émotion,
c’est ça. L’aspect fusionnel que vous donnez est bouleversant. Mais
ça ne suffirait pas à expliquer l’émotion. On est ému
parce que c’est beau ce que vous faites. C’est indissociable.
Je pense que c’est beau parce que c’est fusionnel. Ce n’est pas beau
parce que intrinsèquement c’est beau. Parce qu'on a fait des choses qui
ne
sont pas belles non plus !
Tout à l’heure on parlait d’harmonie, c’est vrai qu’il
y a des moments dans votre musique qui sont écrits de telle manière que
c’est beau, ça touche. Ensuite il y a ce côté fusionnel qui
fait qu’il y a un corps, une interprétation parce que vous êtes
ensemble et que vous donnez énormément.
Tu sais, il faudrait faire un test. Il faudrait prendre un chœur
classique et lui
faire chanter un de nos chants. Ce serait intéressant de voir comment
les gens
réagissent à ça.
Ce qui fait la différence, c’est l’émotion, le
côté tactile. Vous vous touchez, on sent une amitié entre
vous.
Absolument, c’est pour ça qu’à mon sens, ça vient de
là, ce n’est pas ce qu’on chante.
Le point de départ c’est ça. Mais ce que vous chantez,
c’est important !
Je ne dis pas que ce n’est pas important, ce que je veux dire c’est que
après, tu aimes ou tu n’aimes pas, tu adhères ou tu
n’adhères pas. Quand j’écoute de la musique classique, je
préfère les symphonies de Mahler à celles de Beethoven.
Françoise : Il y une alchimie : c’est physique et
relationnel.Tu pourrais
dire qu’il y a une peuplade d’hurluberlus qui sont fous d’A Filetta,
mais quand tu vois à côté de toi des gens que tu ne connais pas
être émus aux larmes … ma fille était aux Rencontres
pour la première fois, eh bien Diane vendredi soir, quand vous avez
chanté,
elle pleurait !
Pierre : La première fois qu’on vous a entendus, pareil, et ça
remonte à 1993, ce n’était pas le même répertoire.
F : C’est intergénérationnel, c’est incroyable,
l’effet que vous faites c’est … comme le chocolat !
Moi, j’ai eu le même type de sensation lorsque j’ai entendu chanter les
Georgiens pour la première fois. C’est la même chose, parce que je
pense que c’est là-dessus qu’on se ressemble avec les Georgiens,
au-delà de l’aspect polyphonique, des ressemblances sur le plan de
l’harmonie, on est pareils sur le rapport entre nous et sur le rapport
avec le
public.
Et c’est pour ça qu’on aime aussi vous voir, ce contact direct
avec
ce que vous êtes
C’est un courant qui
passe, ça rentre par
les pores.
Encore une fois parce qu’au delà du fait qu’on dit des choses avec
notre esthétique, il y a le fait qu’on est comme un corps, avec tout ce
que
cela a de fragile, de déséquilibré, de vivant, de tension, alors
qu’on n’a pas ce sentiment là quand on voit un chœur
classique.
Et vous ne donnez pas un spectacle.
On peut être touché par de belles harmonies, la voix de l’ange, mais
chaque fois que j’ai vu des chœurs classiques chanter, il y a quelque
chose
qui ne se passe pas, ça n’empêche pas qu’ils puissent faire des
choses qu’on leur envie souvent...
On n’est pas dans la technique avec vous, on est dans le sentiment,
dans
l’être, dans l’humain…
Ca amène encore naturellement la
question suivante :
qu'est-ce que tu veux dire quand tu parles du sens, de la recherche du
sens mais pas
d’un sens ?
Oui, quand je dis du sens et pas un sens, c’est que justement, trop
souvent on
cherche un sens aux choses, c’est à dire que soit on cherche un sens en
se
donnant une direction, en se projetant et en disant « c’est là
qu’on va », et à mon avis, ça ne peut pas fonctionner
comme ça, on n’a jamais dit : « on va faire ci, on va faire
ça, on a tel projet, on va aller à tel endroit… » Ce
qu’on fait, ça ne peut pas se planifier, c’est fait de
rencontres.
Il n’y a pas de stratégie.
Absolument, il y a des rencontres qui nous ont modelés, changés,
transformés, qui ont fait qu’au fil de ces rencontres on a un profil
nouveau
à chaque fois. A mon avis, c’est la définition même de
l’identité qui n’a de sens que dans la mesure où elle est en
perpétuelle édification, sinon c’est quoi l’identité, ce
que tu es maintenant, dans deux heures tu ne le seras plus, par la
force des choses. Donc
c’est une illusion de dire que je vais camper sur la tradition, c’est
un peu
ça qui me gêne dans le discours sur la défense de
l’identité, qui a mon sens, ne tient pas. C’est contraire à
toute idée de vie, et quand je dis "du sens", c’est aussi le fait que
si on
n’intègre pas le fait que chacun d’entre nous est multiple, que non
seulement on est un groupe constitué d’individus qui sont eux mêmes
multiples, donner du sens à ce qu’on fait, c’est éviter de
demander à chacun de n'être que lui et de rester ce qu’il est, ce qui
de toutes façons dans la vie n’est pas possible ; c’est pour ça
que je dis "il faut donner du sens et pas un sens", et c’est la raison
pour
laquelle notre musique est variée, et c’est ce qui vous la fait
apprécier.
Moi, je ne vais pas dire « je ne vais faire des choses que
dans la mesure
où elles sont en rapport avec ce que j’ai été à un
moment donné ». De toutes façons, ce qui s’arrête se
défait ; le jour où on s’arrête, on commence à
dégringoler, et c’est applicable partout, y compris dans la technique.
Le
jour où on s’arrête d’être exigeant, d’aller
au-dessus, fatalement on commence à redescendre, car les forces sont
contraires
Avant le final, petite question subsidiaire sur les
instruments, que vous avez
abandonnés, est-ce définitif ?
Paul : Pour moi, oui, le tambour à contre
temps !
JC : On a eu cette discussion aux Rencontres sur le
problème des
instruments. Mon sentiment, c’est que la Corse, en tout cas le
mouvement culturel
corse depuis le début des années 70, a un gros problème avec les
instruments. Cela me semble évident. Autant on avait une tradition
orale
très puissante, des voix, une science de la voix, de la pratique
vocale, autant
sur le plan de l’instrument, avec du recul, je ne vois pas quel groupe
depuis le
début des années 70 a réussi quelque chose sur le plan instrumental.
Je suis très catégorique, les gens qui réussissent sont très
souvent ceux qui sont en rupture avec le mouvement identitaire, ils
sont dans un autre
registre. Vous avez de superbes musiciens en Corse, mais vous ne les
trouvez pas dans les
groupes. C’est lié au fait que Canta u Populu Corsu en commençant, a
donné un style, c’est celui de Jean-Paul Poletti, la guitare
arpégée, et tout le monde lui a emboîté le pas, nous y
compris, et que ça ne fait pas une ossature instrumentale, un chant
techniquement
cohérent. Je voyais sur ces Rencontres, et je le leur ai dit
d’ailleurs,
Rassegna, techniquement c’est très en place, aucun problème. Je
voyais Julia Sarr et le guitariste, on aime ou on n’aime pas, mais la
guitare avait
de la dimension ; si vous écoutez des groupes corses, il y a une espèce
de
bouillie instrumentale.
On a la sensation que les instruments, notamment la guitare,
retombent constamment sur
les mêmes schémas...
Absolument, on est bien d’accord, mais c’est parce que
d’abord, peut être que le mariage avec les voix polyphoniques n’est pas
si évident que ça, et deuxièmement parce qu'on a toujours fait pour
l’instrument ce qu’on faisait pour les voix, en ne tenant pas compte du
fait
qu’il y avait une tradition pour les voix mais pas pour les
instruments, et
qu’on n’a pas d’instrumentistes. Le peu d’instrumentistes
qu’on a, ce sont des gens qui, à un moment donné, se sont mis
à jouer de la guitare ; on s’accompagne, mais à mon avis c’est
insuffisant.
De tous les gens qui jouent, pour moi - c’est peut-être
excessif ce que
je dis - il y en a un seul qui a une réelle dimension sur le plan de
l’accompagnement, c’est Jérôme Ciosi, il utilise une guitare
comme un guitariste, c’est un vrai guitariste, il a une formation
classique, il
sait de quoi il parle.
Les autres, il y a beaucoup de choses maladroites, mal conçues. Moi, il
y a des
choses que j’ai comprises en évoluant dans le chant. Par exemple, la
guitare
arpégée, systématiquement faire un arpège de guitare en
accompagnement, vous ramenez l’unité de temps à sa valeur la plus
petite ! A un moment donné, (il chante la partie de guitare)
ça fige
les choses, d’abord ça donne une orientation…
Pour en revenir à ta question, à un moment donné on a pris
conscience du fait qu’on n'était pas des instrumentistes, pas à
l’aise dans ce domaine et même si on a pu faire des choses qui avaient
un
intérêt – je le disais à Bruno Allary de Rassegna – qui
me disait "pour moi, votre disque Una
Tarra ci
Hè est superbe, je l’écoute…"
C’est notre avis aussi !
Sans doute, mais moi, quand je réécoute les parties instrumentales, je
me
dis que ce n’est pas ça. Bon, les parties vocales non plus
(rires).
Avec le recul, on n’est pas content de ce qu’on a fait.
Ca fait partie d'une progression.
Absolument, on fera sans doute des choses avec instrumentation, mais
avec des musiciens.
On ne fait pas un rejet de ce qui pourrait être une instrumentation de
type
traditionnel : si demain on nous donnait les musiciens, des syriens qui
sont venus il y a
3 ou 4 ans, aucun problème, on peut faire des choses avec, même dans
des
registres très différents, mais faire ce que l’on a fait avec les
moyens du bord, moi guitariste alors que même si j’ai fait un peu de
guitare
classique je ne suis pas instrumentiste, c’est insuffisant. Et après,
il y a
toute une énergie que l’on n’a plus dans le chant parce qu’on
n’est pas à l’aise.
(pendant ce temps, Max, Jean-Luc, Paul et Jean se sont emparés de nos
appareils
photos et « font les japonais », mitraillent dans
tous les sens, se
photographient mutuellement en faisant des grimaces)
La dernière question, vos projets. Il y en
a certains dont on a
entendu parler, d’autres pas. Il y a la création avec Paolo Fresu, le
dessin
animé (Max and co), y a t il à côté de ça une
création genre Requiem ou Médée dans les cartons ?
Il y a plusieurs choses. Il y a le travail à l’Aghja avec les
musiciens de jazz, c’est une rencontre ; ce n’est pas une
création à proprement parler, on arrive avec des choses, eux arrivent
avec
les leurs, on va essayer de mettre en place une rencontre mais ça ne
sera pas une
création ex nihilo ; en 4 jours on ne va pas produire un
répertoire
d’une heure et quart, ce n’est pas possible.
Après cette rencontre avec des
musiciens de jazz, dans
l’ordre on doit travailler avec des musiciens toscans, l’orchestre de
Livourne, et deux actrices sardes dans le cadre d’un projet : un
nouveau
Médée. Enfin, ce sera notre Médée, avec deux actrices et un
orchestre. Bruno Coulais doit écrire des choses sensées non pas jouer
sur
nous, mais opérer un maillage entre une musique de facture classique
telle que
peut l’écrire Bruno, et nos chants. Cela doit se faire impérativement
avant l’été 2007, c’est très court.
Dans la foulée, on doit
travailler sur une création
d’Orlando sur une Colomba qui doit se faire au théâtre de Bastia le 5
mai. Ceci dit, Orlando ne veut pas a priori que ce soit quelque chose
de
complètement créé : il dit qu’on est dans
l’évocation, même s’il ne va pas reprendre le texte de
Mérimée, mais il veut qu’on utilise plus un fond traditionnel
qu’on pourrait actualiser, qu’on pourrait remodeler, mais pas de
création proprement dite.
Ensuite, il y a avec
Orlando et Bruno la création d’un nouvel opéra pour enfants au mois
de juin à Nice avec le cirque Grüss. Bruno doit écrire des parties
pour nous, il pense utiliser beaucoup les chevaux.
Et
il y a également le projet dont je vous parlais l’autre soir à Bastia
avec le centre culturel Una Volta, un travail sur les quartiers anciens
de
Bastia.
Et pour les 30 ans d’A Filetta ?
Pas pour l’instant, on a évoqué la possibilité de faire une
grande salle sur Paris parce qu’on ne l’a jamais fait, mais pour
l’instant rien n’est arrêté, et on ne sait pas trop dans quelle
formule le faire : on ne va pas faire Si di mè, on ne va pas
faire un
Requiem, on ne peut pas faire un peu de tout, c’est difficile.
Et les CD « de rattrapage » ?
Il était prévu de faire sortir la Grammaire
de l’imagination
cette année ,
mais on a dû reporter, ça sortira fin 2007.
Pas un DVD du spectacle ?
Non, c’est trop difficile. L’idéal, ce serait de faire un
vrai travail d’animation, mais c’est trop cher. On va essayer de faire
un CD
avec un beau livret . Ou bien un livre avec un CD ?
Ce qui est sûr,
c’est qu’on était dans l’idée de faire la Grammaire en
version bilingue, voire trilingue, c’est à dire de faire trois versions
du
texte, en italien, en français et en corse, parce qu’on pensait que
même sur le plan pédagogique ça pourrait être très bien
de voir comment on passe d’une langue à l’autre. C’est en
projet.
Le Requiem ?
Le Requiem, on disait que ce qui serait bien, c'est de l’enregistrer
fin 2007.
L’idée, c’est de le reprendre petit à petit, de travailler
chant par chant, et de le sortir fin 2007 ; ça aurait été bien
été 2007.
Et puis ? Il y a des chants qui n’ont jamais été
enregistrés !
Tout le Salve Regina, tout le Via Crucis, ça aussi c’est renvoyé aux
calendes calvaises !
Et In Memoriam ?
Jean-Luc : C’est fini ! Non, on va le refaire en
décembre 2007 en
Belgique. La théâtre de Monte-Carlo avait l’exclusivité pendant
deux ans ; à partir de janvier 2007, si Larbi veut le reprendre, il
peut le faire
avec un autre ballet.
C’était magnifique !
Vous l’avez vu en entier ?
Non, la version courte à Monaco en août...
L’intégralité du spectacle c’est très cohérent.
La version courte est cohérente aussi, mais il y a des raccourcis. Ce
qu’on
avait fait fin 2004, c’était…
Ca ne doit pas sortir en DVD ?
Non, ils vont l’intégrer à leurs éléments de presse,
mais je crois que Cherkaoui ne voudrait pas qu’il soit présenté en
extrait, ça perd de sa force, mais il a écrit quelque chose de
magnifique.
On espère travailler encore avec lui, il a envie de travailler encore
avec
nous.
En plus quand on répétait là bas en 2004, on travaillait dans le
gymnase avec les danseurs, il est lui-même danseur, il vient de la
danse plus hip
hop, moderne, on voyait la façon dont ça évoluait. Avec les danseurs
classiques, il disait "c’est extraordinaire, je peux utiliser des
choses classiques
que moi je ne saurais pas faire", par contre, quand il demandait des
choses aux
classiques, lui c’est un acrobate, on dirait une boule de chewing-gum,
pour eux
c’était difficile, on aurait dit qu’ils étaient anguleux, alors
que lui, les mouvements, il roulait, on aurait dit les bêtes que tu
touches, qui se
mettent en boule !
Des chenilles ?
Oui, c'est ça ! C’est impressionnant, tu as l’impression qu’il
est complètement désarticulé !
F: Je
l’ai vu dans un ballet avec un
chorégraphe pakistanais, "Zéro degré", un duo, et à un moment
donné il danse sur la tête, c’est incroyable !
Donc, on suivait toutes les répétitions et à la fin, il disait aux
danseurs : "c’est bon, vous pouvez y aller", et à nous il disait "vous,
vous
restez ici", et il se mettait à chanter avec nous, il connaissait tous
les chants
par cœur, il disait "faites-moi celui là, montrez moi la
terza…"
Dans ce ballet il chantait aussi un chant yiddish, il chante
bien !
Je sais qu’il chante bien ! et il a une grâce ! Il
est
impressionnant.
Jean-Luc donne le signal du départ. Il ne nous restait plus qu'à
remercier
chaleureusement Jean-Claude, Jean-Luc, Max, Ceccè, Paul et Jean pour
leur accueil
et pour cet entretien passionnant qui a duré près de deux heures, dans
une
ambiance chaleureuse et détendue.
Ecoutez, les motivations étaient celles partagées par un certain nombre
de
jeunes groupes en corse. A la fin des années 70, il y a une volonté de
se
mettre en marche pour contribuer à sauvegarder un patrimoine. Notamment
un
patrimoine oral qui est en train pratiquement de disparaître. Pour des
raisons
historiques, économiques, la Corse se vidant à partir de la fin de la
première guerre mondiale de sa substance vive, en tout cas dans
l’intérieur de l'île, il y a tout un patrimoine oral, une culture
orale, toute une tradition de choses chantées, sacrées et profanes, qui
est
en train de disparaître.
Et il a fallu attendre la fin des années 70 pour qu‘apparaisse une
sorte de
sursaut, identitaire si on veut, qui a fait que nous, comme d’autres,
on
s’est engagés pour contribuer, dans un premier temps, à la sauvegarde
de ce patrimoine oral.
Et puis après, très vite s’est imposée à nous
l’idée, le besoin, la nécessité, d’essayer de prolonger
cette tradition, notamment par la création, par des apports nouveaux eu
égard aux relations que nous tissions déjà avec d’autres
traditions orales, d’autres musiques, d’autres musiciens, d’autres
compositeurs.
Et ce avec une conscience européenne, méditerranéenne ou
mondiale ?
En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’au départ c’est un
réflexe de survie. Donc la première phase, c’est celle qui consiste
à dire « faisons quelque chose pour nous ».
Ensuite, très vite on se rend compte qu’il est illusoire de penser
restaurer
un patrimoine en le coupant du reste du monde. ça veut dire que pour
nous, il est
clair que la tradition n’a de sens que dans la mesure où elle continue
de
refléter un peuple qui vit et qui avance. Et ce peuple qui vit et qui
avance, il
vit et avance tout simplement parce qu’il est au contact d’autres
peuples,
d’autres musiques, d’autres traditions orales, qui peuvent être
d’ailleurs quelquefois très éloignées de la nôtre, mais
qui de toutes façons nous marquent, laissent une empreinte.
On ne sort jamais indemne d’une rencontre avec d’autres musiciens, et
ce qui
nous intéresse, c’est de faire en sorte que notre musique soit en même
temps une musique vivante, qui intègre des influences, et qu’elle
continue
à ressembler à ce que nous sommes depuis longtemps.
Et je crois qu’il y a comme ça quelque chose qui se crée
indéniablement ces 25 ou 30 dernières années, qui
s’éloigne de la tradition originelle. Quand je dis originelle, le terme
n’est même pas approprié, parce que le repère que nous avons
par rapport à la tradition remonte au plus à 50 ans, ce n’est pas les
origines, mais c’est ce qui nous est resté au fond, c’est ce
qui
restait de vivant au moment où nous mêmes nous sommes mis en
marche.
Ces traditions semblent être assez fortes, voire même un peu figées,
on en a souvent l’image d’une caricature quand on est à
l’extérieur, que d’une réalité. Quelles sont pour vous
les réalités de ces traditions, de ces pratiques culturelles et
musicales ?
Nous nous rendons compte en ce moment qu’il y a un retour de bâton qui
est en
partie consécutif à une espèce d’emballement des media
à la fin des années 80.
Pour nous, il y a indéniablement le phénomène du Mystère des
voix bulgares qui a attiré la lumière des projecteurs sur cette
tradition,
et le regard que les media avaient sur cette tradition dans les années
90 a
été de dire « il y a des choses toujours vivantes, un
patrimoine
puissant, etc. »
Et maintenant, cet éclairage médiatique a forcément suscité
des vocations, des bonnes et des mauvaises : en 15
ans se sont
créés 70 groupes, et aujourd’hui l’image que l’on
renvoie, ce n’est pas l’image d’une dynamique.
En effet très souvent, malheureusement, les nouvelles générations de
groupes ont été finalement des copies de ce que faisaient les premiers
groupes, et du coup, pour celui qui est à l’extérieur, il se dit
« finalement ça ne bouge pas tant que ça ».
En réalité, ça bouge énormément. Quand vous pensez
qu’à la fin des années 70, les groupes de la première
génération, I Muvrini, Canta u populu corsu, I Chjami
aghjalesi,
Tavagna, nous, nous chantions tous le même répertoire traditionnel,
aujourd’hui on a pris des routes véritablement différentes :
les
Muvrini sont dans une démarche qui est beaucoup plus large, d’une forme
de
variété corse , nous, nous avons fait de la création polyphonique,
quelquefois en digressant largement par rapport à la tradition
originelle, vous
avez des groupes qui on travaillé vraiment sur le retour à la
tradition, il
y en a qui ont fait de la chanson, il y en a qui sont allés chercher
des
influences multiples en Méditerranée, etc.
Donc je pense que ça bouge, c’est une musique qui est bien vivante et
qui
propose des formes vraiment très diversifiées. Mais malheureusement, je
crois que le regard des media sur cette tradition qui était un peu
découverte à la fin des années 90, au bout de 10 ans, les media
n’ont pas forcément fait le travail d’investigation pour voir ce qui
se passait au fond, et pour voir comment au fond cette musique évoluait.
Je pense qu’elle évolue dans le bon sens dans la mesure où il y a des
métissages importants, il y a une ouverture sur le monde qui est assez
exceptionnelle pour des insulaires, contrairement à ce qu’on peut
penser, il
y a beaucoup de festivals, de rencontres qui ont été crées, beaucoup
de chanteurs qui ont dit « à un moment donné, on a besoin de
remettre notre chant dans sa matrice », ça veut dire d’aller
comprendre d’où on vient, ça veut dire déjà que
l’on a dépassé le stade où on considérait qu’on
était seuls et uniques, qu’on était nés ici et que
c’était un chant endémique qui n’avait rien à voir avec
les autres, ce qui a été un moment donné la tentation, je crois que
ça, on l’a dépassé. Est- ce que ça bouge assez vite,
pas assez vite, je crois qu’en tout cas il y a un phénomène culturel
puissant, un phénomène associatif extrêmement dynamique, il y a
beaucoup de choses qui se sont développées dans des répertoires
extrêmement différents, avec des groupes qui sont quelquefois allés
à la conquête des publics extérieurs. Je pense que c’est
plutôt le signe d’une bonne vitalité.
Je suis rarement venu ici, je n’ai assisté au premier concert et
fréquenté un public corse qu’hier, et il y a un truc qui m’a
surpris, c’est que, en attendant le spectacle dans la file d’attente,
les
gens se sont mis à chanter très spontanément, symptôme
d’une sorte de réflexe, alors que partout ailleurs en France, le chant
est
complètement tabou. Aujourd’hui le chant est très quotidien,
très vivant ?
On peut discuter du déplacement de ce chant. A l’origine – encore une
fois je ne peux me référer qu’à des origines récentes
– il est évident que jusqu’aux années 20
c’était un chant qui accompagnait un certain nombre de rituels ou des
travaux. Ces rituels ou ces travaux ont quelquefois disparu :
il y avait le chant du
battage du blé, il y avait le chant du labeur, des chants qui
rythmaient la vie
paysanne, et évidemment les campagnes se dépeuplant, cette musique
n’avait plus de raison d’être.
Aujourd’hui, cette musique s’est déplacée, elle est
chantée dans d’autres contextes : elle est chantée dans les
cours de recréation au collège ou au lycée, dans le cadre de
confréries. Il y a un renouveau des confréries, de gens qui sont des
laïcs, mais très en rapport avec la parole de l’Eglise.
Aujourd’hui, ce chant n’est plus le reflet direct d’une activité
économique ou sociale, en tout cas économique, mais il est resté
socialement très fort : il y a un besoin indéniable
de se
retrouver, d’être ensemble, de se reconnaître les uns les autres par
rapport à son village, à sa région d’origine, et en ce sens le
chant est extrêmement puissant.
Ce qui est vrai, c’est que c’est probablement l’un des seuls endroits
de France où il y a un chant qui est resté puissant. La tradition
chantée, mis à part en Bretagne, est largement en recul, c’est
évident. Il y a pourtant des choses superbes. Moi, je suis un passionné
du
travail qui avait été réalisé par Malicorne, par Gabriel
Yacoub que j’adore, et c’est vrai que c’est un phénomène
qui n’a pas pris ailleurs la puissance qu’il a pris ici.
Bien sûr, il y a des tas de gens - avec qui d’ailleurs on est en
contact -
que ce soit le Corou de Berra, que ce soit le travail qui a été
accompli
par Manu Théron, par le Cor de la Plana, etc. ce sont vraiment des gens
qui font
un travail remarquable, mais on n’a pas le sentiment qu’il y a un
phénomène très puissant, alors qu’ici, par rapport à la
démographie que nous avons, par rapport à la vie culturelle que nous
avons,
c’est vrai que c’est un chant qui est extrêmement fort, qui est
enraciné et qui surtout a retrouvé une fonction sociale.
Le chant est intimement lié à la langue . Cette
langue a
telle évolué avec le temps ?
Cette langue a évolué, elle continue à évoluer. C’est
une langue latine restée relativement proche de certains dialectes
italiens,
notamment le toscan. C’est une langue sur laquelle il y a eu tout un
travail de
fait, car il faut savoir que c’est une langue qui n’a réellement eu un
statut de langue – revendiqué, puisqu’elle n’a toujours pas ce
statut de langue - qu’à partir du moment où la Corse est devenue
française.
C'est-à-dire que si la Corse était restée dans le giron de
l’Italie, probablement qu’aujourd’hui le corse serait un dialecte comme
il existe d’autres dialectes italiens. ça ne pose pas forcément
problème, en sens inverse on n’aurait peut être pas eu non plus le
travail qui a été fait, notamment l’écrit de cette langue,
parce que justement on n’aurait peut être pas eu conscience que
c’était une langue qui a eu une histoire, une production littéraire
et poétique importante, depuis la fin du XIXe début du XXe siècle,
c’est-à-dire au moment où justement naît en Corse une
revendication identitaire, des revendications par rapport à l’Etat
central
pour être reconnus en tant que tels, pour avoir des statuts de gestion
proches de
l’autonomie…
C’est le phénomène nationaliste entre guillemets, après la
politique a fait qu’il y a eu des radicalisations, et qu’il ne faut pas
aujourd’hui faire un amalgame complet : il y a des gens qui
sont
d’obédience nationaliste qui sont des gens modérés, vous avez
des nationalistes radicaux, vous avez des gens qui ne sont absolument
pas nationalistes
mais chez qui le sentiment corsiste ou autonomiste reste très puissant,
et je
crois que tout ça a contribué à faire en sorte que cette langue
évolue, bouge, et surtout qu’elle commence à s’adapter, parce
que pendant longtemps elle a été une langue extrêmement paysanne, qui
n’existait que dans l’oralité.
Aujourd’hui, il y a quand même une production écrite importante,
même si malheureusement on constate que plus le temps passe, plus le
lectorat
diminue par rapport au début des années 70. Je discutais avec un
éditeur qui me disait « quand on sortait un bouquin de poésie
corse en 1975, on en vendait 1500 ; aujourd’hui, on en vend
250 »
ça veut dire qu’il y a un affaiblissement malgré tout, malgré
les efforts…
C’est un phénomène général, même en France le
lectorat diminue.
Absolument, il me disait par ailleurs qu’en vendant 250 ou
300
exemplaires d’une édition d’un bouquin de poésie, il
était pratiquement le premier vendeur en France, parce que la poésie en
France est en recul total, ce qui est évidemment dommage…
Le choix d’A Filetta s’est fait avec une ouverture
vers
l’extérieur. Un des symptômes en est ce festival. Comment est
née cette idée ? Est ce une volonté culturelle,
politique ?
Les choses se font quelquefois de façon extrêmement
naturelle.
Nous existons depuis 1978.
Entre 78 et la fin des années 80, nous étions un groupe amateur, nous
avions chacun notre profession à côté, et en 1987 je crois, nous
sommes invités par des chanteurs sardes à participer à ce
qu’ils appelaient « una rassegna di canto sacro
popolare »,
un rassemblement : ce sont des confréries qui invitent des
confréries.
Pendant longtemps, c’est resté à l’échelon de la
Sardaigne, puis à un moment donné, la Sardaigne s’est ouverte sur
l’extérieur et a commencé à inviter des confréries, des
chanteurs comme nous, venus de Corse, de Grèce, et lors de notre
première
rencontre avec ces chanteurs sardes, en rentrant on s’est dit que nous,
ce serait
bien qu’on ait la même démarche, c’est à dire qu’on
se remette en relation avec des traditions polyphoniques, des
traditions vocales qui
existent, qui ont le même réflexe de survie que le nôtre, et il
faudrait qu’on mette tout ça en synergie, qu’on puisse à
nouveau se rencontrer, qu’on puisse mieux se connaître soi même, car on
sait pertinemment, encore une fois, que notre musique n’est pas
endémique,
elle est née de la rencontre de tas de courants.
Et dès 1988, nous avons créé le premières Rencontres, qui
étaient juste un échange corso sarde. Et puis à la fin, on a dit
« il faut qu’on aille plus loin, il n’y a pas de raison, il
faut
s’ouvrir sur le reste du monde. » Dans un premier temps, sur
la
Méditerranée, parce que c’est probablement ceux qui nous sont le plus
proches sur le plan culturel et linguistique, mais en tout cas, on
peut, et très
vite en 2 3 ans, c’est devenu un festival international en ce sens
qu’on a
reçu aussi bien des gens de Sibérie que d’Amérique du nord,
d’Amérique du sud, d’Afrique du sud, d’Asie, etc.
Je crois qu’on part avant tout d‘un besoin, c’est tout simple, un
besoin de se dire : « qu’est ce qu’on est, qui on
est, dans
quel monde on se situe, qu’est ce qu’on a à dire aux autres et
qu’est ce qu’on a à approprier des autres ? ». A
partir de là, la machine est partie, et c’est bien que ce soit comme
ça, parce que si c’était précédé d’un
objectif politique… c’est une philosophie politique, mais politique au
bon
sens du terme, il n’y a pas de stratégie derrière, il y a simplement
un besoin irrépressible de dire « on est une partie de ce
monde qui va
vite, qui change, qui évolue, nous mêmes on est appelés à
évoluer, qu’est ce qu’on va devenir, qu’est ce qu’on est
par rapport aux autres, qu’est ce que les autres sont par rapport à
nous,
qu’est ce que nous on est chez les autres, et qu’est ce que les autres
sont
chez nous ? »
Je crois que c’est important, y compris dans la musique, d’avoir cette
démarche, pour se débarrasser encore une fois de l’illusion que
l’identité c’est quelque chose de figé, et quelque chose qui
n’a de sens que pour être protégé. Quand on commence à
parler de protection de l’identité, pour moi il y a un danger. Nous
avons
toujours défendu le discours qui consiste à dire :
« une
identité vit quand on commence à s’en affranchir » et je
crois que ce qui est important, c’est cette capacité à sortir de soi
même et à prendre du recul sur soi même, et à prendre
conscience du fait que c’est une construction perpétuelle. Car sinon,
il y a
le risque de se dire : « on ne bouge plus, on est ce
qu’on
est », on s’impose à l’autre ou on se coupe de
l’autre et je crois que c’est le pire des chemins à
suivre.
Au fur et à mesure des années, des rencontres de ce festival, il y a
des
liens particuliers et inattendus qui se sont créés ?
Il y a eu des liens très puissants avec la Georgie, avec la
Sardaigne
toute proche, des liens avec l’Albanie, mais quelquefois aussi avec des
chanteurs
venus de très loin, on a été surpris de découvrir des
techniques vocales très proches des nôtres chez des sibériens, chez
des zoulous, sans aller chercher d’explications historiques de courants
de
peuplement, etc., ce qui est sûr, la première idée, c’est que
nous sommes tous, à la base, des hommes en prise aux mêmes
difficultés, qui avons la même nécessité de survivre, de
vivre, de se développer, etc., et que tout ça a produit un certain
nombre
de choses qui font du sens. Et qui est un sens commun. Et après il y a
probablement eu des courants de peuplement qui expliquent que, par
exemple, nous ayons
une polyphonie très proche de celle du Caucase. Physiquement, les
Georgiens nous
ressemblent beaucoup, la géographie de la Georgie, du Caucase, est très
proche de celle de la Corse Ce n’est peut être pas un hasard que les
uns et
les autres aient produit le même type de tradition, le même type de
chant,
par rapport à la nécessité de vivre dans un environnement qui est ce
qu’il est.
Au delà de ces rapports de peuples, il y a aussi des rencontres
humaines
extrêmement importantes dans l’histoire d’A Filetta, comment ne pas
parler de Bruno Coulais ?
Bruno Coulais fait partie des musiciens qui auront marqué
notre
parcours, et qui continuent à le marquer d’ailleurs. Nous l’avons
rencontré après avoir créé Médée. Il est
attentif à ce que nous produisons, et il a dès le départ envie de
travailler avec nous sur la bande originale de Don Juan, et très vite
se
crée avec lui un climat d’amitié, de confiance, qui fait qu’on
est très désireux les uns et les autres de continuer à se
surprendre. Il nous invite sur ses musiques, nous, nous le sollicitons
pour venir nous
épauler sur telle ou telle musiques à nous.
C’est vraiment un plaisir de travailler avec un musicien pareil, parce
qu’il
a un côté très caméléon au bon sens du terme, il le
revendique, il dit : « moi, j’aime bien être très
sensible à ce que j’ai autour de moi », pour écrire des
choses qui deviennent des choses qui par ailleurs lui sont très
personnelles.
Quand il a écrit Himalaya
l’enfance
d’un chef, à aucun moment il n’a voulu écrire de la
musique tibétaine, mais aujourd'hui, les tibétains ou du moins en Inde,
je
sais que les gens revendiquent cette musique comme étant la leur, parce
que Bruno
a su, tout en écrivant des choses qui lui sont très personnelles, faire
en
sorte qu’il y ait des éléments qui viennent à la surface et
qui donnent le sentiment qu’on est dans une musique d’inspiration
tibétaine.
Vous parliez de Don Juan, Médée, dont je voudrais bien connaître la
genèse, ce qu’on peut remarquer c’est une volonté de
réunir la tradition orale due chant corse et les grands textes ?
C’est aussi un peu un hasard, c’est la rencontre avec Jean-Yves
Lazennec qui
vient nous dire « j’ai aimé ce que vous faites,
j’aime bien l’idée que vous puissiez être la réminiscence
de ce qu’a pu être le chœur antique » et c’est lui qui
nous propose la tragédie Médée de Sénèque, ce
n’est pas nous qui faisons la démarche de travailler sur ce texte
là.
Ce qui est sûr, c’est qu’en cours de route on se rend compte à
quel point c’est un texte qui nous touche, qui nous est
proche, qui est une
partie d e notre histoire, de la Méditerranée, y compris de la Corse.
Il y
a comme ça pour nous l’opportunité de passer à un format
largement différent de ce qu’a été notre tradition orale
jusqu’à présent, qui avait un format chanson avec des strophes.
Dès lors qu’on s’attaque à un texte qui a une métrique
qui est ce qu’elle est, qui a des développements qui sont ce qu’ils
sont, on est obligé de penser une musique qui a une architecture
musicale autre,
et je crois que ça nous fait sortir de nous.
Et c’est très bien, parce que ça nous a fait sortir de nous et en
même temps, ça nous a aussi fait nous rapprocher d’autres courants,
notamment la musique géorgienne ou la musique albanaise ou la musique
grecque, qui
étaient des musiques dont on sentait vraiment qu’elle étaient des
musiques sœurs, jumelles quelquefois, et Médée aujourd'hui,
c’est le visage de ce qu’est A Filetta aujourd'hui : un groupe
qui,
indéniablement, est enraciné ici, mais en même temps qui est
allé à la quête d’une identité partagée avec
d’autres, bien au delà de la Méditerranée.
Pour nous, Médée c’est vraiment un tournant. Avant
Médée, on faisait de la tradition orale ; après, on a fait
beaucoup de choses écrites aussi, notamment après la rencontre avec
Bruno
Coulais ; et entre les deux, Médée c’est une sorte de passage,
qui nous fait passer de l’oralité à l’écrit. Mais dans
Médée, on n’est pas encore dans l’écrit. C’est la
raison pour laquelle Bruno Coulais dit que c’est un OVNI. C’est quelque
chose
d’assez inclassable.
Quels sont les repères chronologiques, en quelle année a
démarré cette rencontre, la démarche de
Médée ?
La rencontre avec Lazennec, c’est en 1995, on a produit
Médée en 1997, et on rencontre Bruno à la première de
Médée en novembre 1997. Et on enregistre Don Juan en janvier 1998. Donc
c’est allé vraiment très très vite. Depuis, il y a eu plein de
choses, on a fait un opéra pour enfants, le Robin et Marion à Nice, on
a
fait du théâtre musical, on a repris le Don Juan avec Orlando Forioso
qui a
mis en scène le Marco Polo. Depuis on a fait plein de choses au
théâtre, des créations musicales avec des chœurs bulgares, on a
fait dix ou douze musiques de films, on est en train de travailler à la
musique
d’un dessin animé qui devrait sortir en 2007 : « Max
and
co », un dessin animé complètement loufoque, une production
anglaise et suisse me semble t-il.
L’histoire se déroule dans une usine de tapettes à mouches. Il y a
une espèce de patron infâme, qui est un crapaud qui s’appelle Rodolfo,
et Bruno a écrit des choses complètement décalées,
complètement déjantées, qu’on interprète en polyphonie
sur des musiques très festives. Donc avec Bruno, on a fait plein de
choses, et
parmi ces choses, le Marco Polo qu’on a fait cet hiver avec Orlando
Forioso sur un
texte superbe qu’il a écrit, que Bruno a mis en musique, avec la
participation d’un tibétain qui est l’acteur d’Himalaya
l’enfance d’un chef, avec Marie Kobayashi avec laquelle nous avons
chanté sur Don Juan en 1997, avec laquelle nous avons travaillé sur
d’autres musiques. Marco Polo a été donné pour la
première fois cet hiver, ici à Calvi, puis ça a été
présenté à Bastia, puis à la biennale de Venise avec
Guillaume Depardieu. ça a bien fonctionné, et ça doit être
repris à partir de la fin du mois d’octobre.
Et il y a un projet de disque, de DVD ?
En tout cas, on espère, on croise les doigts pour que ça se fasse,
parce
que, malheureusement ou heureusement, en tout cas on a un rythme de
travail qui est
tellement important qu’on est sans cesse en retard sur la production.
On a
enregistré Médée en 2005, il sort en 2006, il a été
créé en 1997, et depuis 1997 on a créé : un Chemin de
Croix, une Passion, un Requiem, un travail sur des textes de Rodari
avec Orlando sur
« la Grammaire de l’imagination », qu’on a donné
ici même l’an dernier ; on a créé un répertoire de
chansons, on a créé un opéra pour enfants que Bruno a écrit,
le Robin et Marion, qui n’est pas enregistré. Il a composé une
œuvre pour nous et un quartette bulgare, ce n’est pas enregistré.
Nous-mêmes, on a créé plein de choses, on est en résidence le
mois prochain pour travailler avec des musiciens de jazz sur de
nouvelles
créations, et en fait, tout ça est emmaganisé, on compose, on
travaille, on avance, mais sur le plan de la discographie, ça ne suit
pas, tout
simplement parce qu’on manque de temps, parce qu’on manque de moyens,
parce
qu’on n’a pas toujours trouvé les partenaires qui fonçaient, et
que c’est difficile.
Et le point commun entre toutes ces créations ?
Les rencontres humaines et l’envie de travailler ensemble,
c’est
évident. Sinon, ça n’a pas de sens. D’abord, nous mêmes a
Filetta, c’est ça : l’envie d’être ensemble, le
besoin très fort de parler d’une même voix . Cela ne veut pas dire
être monolithique, ça veut dire respecter les personnalités de
chacun, mais vraiment de dire « on est ensemble, notre destin
est commun, on
est sur la même barque, on est sur la même île,on est dans le
même monde », et à un moment donné, ce qui guide tous ces
travaux, c’est effectivement le besoin impérieux de se sentir
entourés, de se sentir aimés, appréciés, et soi même
d’avoir à l’égard des autres de la sympathie, de l’amour
et l’ envie de leur faire partager et de le leur dire.
Une forte relation avec le spirituel donc ?
Sur le plan purement religieux, même si on est issus d’une
tradition religieuse très puissante, on n’est pas forcément tous les
dimanches à l’église. Mais déjà, ce qui est sûr,
c’est que culturellement nous sommes très portés sur le
répertoire religieux, et quand je dis religieux, c’est justement au
sens
premier du religieux, c’est à dire qui relie, le sentiment
d’appartenance à une communauté, et d’être ensemble dans
des moments bons ou pas bons, difficiles ou joyeux à vivre, et je crois
que
ça fait partie de notre façon de penser la musique, et c’est notre
façon de la développer aussi dans nos créations, dans nos
compositions et dans notre rapport aux autres musiciens.Hors
dogmes ?Absolument, hors dogmes, car si on rentre
là-dedans c’est
la négation même de toute forme d’ouverture.
© Benjamin MiNiMuM
Vincent Zanetti
Enfin, une interview réalisée par Vincent Zanetti le 15 septembre 2006
à l'occasion de la 18e édition des Rencontres chants polyphoniques de
Calvi.
Vincent Zanetti : En 1995, le metteur en scène breton
Jean-Yves Lazennec
demande au groupe polyphonique corse a Filetta de créer la musique des
chœurs de Médée, la tragédie dédiée par
l’auteur latin Sénèque au personnage de Jason, symbole par excellence
de la découverte de l’autre, avec tous les ravissements et tous les
troubles
que cela implique.
Un peu plus de 10 ans plus tard, A Filetta publie aujourd'hui
sur disque la
dernière version de ces quatre chœurs.
Et de la même façon qu’après le voyage de Jason,
l’ailleurs n’est plus vraiment ailleurs, on peut dire sans se tromper
qu’après le Médée d’A Filetta, le chant polyphonique
corse ne sera jamais plus le même.
Rencontre avec l’auteur de cette musique inspirée, celui qui a
même
été jusqu’à traduire en langue corse le texte latin de
Sénèque pour pouvoir le chanter dans une langue vivante et si
évidemment prédestinée au mariage de la polyphonie et de la
tragédie antique. Cet aède corse, c’est Jean-Claude Acquaviva.
Jean-Claude Acquaviva, dans vos spectacles, et
notamment dans la
présentation de Médée, pièce qui date tout de même de
1997 et qui sort maintenant en 2006, donc 9 ans plus tard en disque,
mais que vous avez
chanté ici à Calvi dans les Rencontres polyphoniques, vous avez cette
phrase dans la présentation qui résume presque tout :
« L’ailleurs n’est plus ailleurs », directement
citée du texte de Sénèque que vous avez traduit du latin en langue
corse. C’est largement autobiographique, Médée ?
Jean-Claude Acquaviva : Oui, je pense que c’est
autobiographique, je crois que
pour nous A Filetta, Médée correspond vraiment à un moment
fondamental dans notre trajectoire. Nous avons toujours dit que c’était
un
moment extrêmement important : d’abord c’est le moment où
sans doute par hasard, par nécessité aussi, on se met à penser les
choses dans des formats qui ne sont pas les formats
traditionnels ;
Et aussi, on revient à l’importance du texte, du verbe, de la parole,
jusqu’ici notre tradition orale est faite de chants qui sont souvent
très
courts, de vers souvent octosyllabiques, de poèmes très courts, de
strophes
qui sont reprises, etc. Et là, lorsque le metteur en scène nous demande
de
produire une musique pour ce chœur, on est face à un texte dont la
métrique n’est absolument pas régulière, on se trouve face
à un texte qui est très long, à partir duquel on ne peut pas
créer un e musique comme on l’aurait fait dans la tradition, en
disant : « on met en musique les 4 premiers vers, et
puis après on
répète ».
Cette difficulté par rapport au texte nous amène à essayer de
concevoir une musique qui nous dépasse nous-mêmes, qui dépasse notre
propre tradition.
Et en même temps, Médée arrive effectivement à un moment
où nous avons déjà pratiquement 10 ans de rencontres de chants
polyphoniques, où nous sommes en plein échange avec les chants
géorgiens, le Caucase, où nous sommes en plein développement par
rapport au théâtre, à la musique de théâtre, en tout cas
aux Passions qu’on joue à Calvi…
Donc Médée, c’est la musique qui arrive et qui fait qu’A
Filetta devient A Filetta, je crois que c’est clair.
Jusque là, on n’aurait pas forcément pu nous distinguer des autres
groupes polyphoniques, on chantait une tradition orale comme
d’autres :
Tavagna, nous, les Chjami Aghjalesi, Canta U Populu Corsu, tous les
groupes de Corse
travaillaient sur le même répertoire polyphonique, on avait à peu
près tous les mêmes repères, les mêmes répertoires
polyphoniques. Médée arrive à un moment qui est tel qu’on a un
bagage qui est ce qu’il est, qui fait qu’on a une idée de notre
musique qui a beaucoup évolué depuis 1987, et ça produit une musique
qui ensuite va nous permettre justement, à mon avis, d’aller plus loin
encore, d’aller sur des choses plus osées, plus contemporaines, plus
modernes, notamment sur le plan des harmonies, avec le Requiem, les
Chemins de Croix ici.
Nous avons produit des choses qui du coup s‘éloignent encore plus de la
tradition, sans doute, mais qui proposent des pistes de
prolongement.
Pour nous, Médée est un tournant. En fait, si vous voulez, avant
Médée, il y avait un travail qui n’était qu’oral. Avec
Médée, il y a quelque chose qui n’est pas écrit, puisque la
partition proprement dite n’a jamais été fixée, n’est
pas écrite, mais qui devient quand même plus fixé, plus écrit.
On a travaillé sur des mélodies harmonisées. Elles étaient,
comme dans la tradition orale, relativement libres : on savait
qu’il y avait
telle ligne mélodique, relativement libre et qu’autour de ça il y
avait des blocs harmoniques ; on savait qu’à tel moment on
était
sur tel accord, on allait vers tel autre, etc. C’est fixé en quelque
sorte,
mais ce n’est pas écrit. Et après Médée, on a
continué à faire des choses comme on faisait Médée, on a
continué à faire des choses comme on faisait avant Médée,
c’est-à-dire complètement orales, et on a fait aussi des choses
complètement écrites.
Donc Médée est une charnière, une pierre angulaire.
Et pour la petite anecdote, on a fixé Médée par
l’écrit. Maintenant, si vous l’entendez, vous ne reconnaissez
absolument pas Médée. On n’a pas la capacité de le fixer tel
qu’on le chante. Simplement, pour prendre des repères, pour s’assurer
malgré tout qu’on est dans le respect de certaines modulations, de la
tonalité, on a plus ou moins, de façon très simplifiée, on a
écrit les grandes lignes de Médée avec les harmonies. Mais si vous
le faites jouer par un outil informatique, oui, vous avez les harmonies
qui vont revenir,
mais vous ne reconnaissez pas, parce que ce qu’on fait sur scène, on le
fixe
difficilement.
Pour répondre à votre question, comment
a-t-on travaillé ?
On a travaillé sur une série de mélodies. D’ailleurs, ce qui a
été pour moi le plus passionnant dans ce travail, c’est d’avoir
pour les quatre chœurs des climats qui, évidemment, sont fonction de la
dramaturgie, de ce que dit le texte et de ce qu’il annonce.
Mais ce qui est intéressant, c’est que le premier chœur est
probablement celui qui est resté le plus proche du chant
traditionnel ; le
deuxième, qui au niveau de l’idée même du texte de
Sénèque, est celui qui est à mon avis le texte le plus moderne,
c’est justement celui là qui dit « désormais
l’ailleurs n’est plus ailleurs », c’est celui qui est le
plus en rupture avec tous les autres ; pour le troisième, on
revient à
quelque chose qui est en partie traditionnel, mais qui par contre, dans
certains
développements, est beaucoup plus moderne que le second ; et
le
quatrième, c’est un chœur beaucoup plus ramassé, c’est le
seul chœur rythmique, le seul qui est mesuré en quelque sorte, et
c’est celui qui voulait donner le sentiment qu’on arrivait à quelque
chose qui paradoxalement, alors que ça devient mesuré, est en train de
s’affoler, de se déformer, c’est le moment de la fureur de
Médée, et c’est là où les voix deviennent sans doute
les plus folles.
Et ce qui a vraiment été passionnant, ça a été de
travailler sur certains thèmes qui existent dans le premier chœur, qui
passent dans le troisième, et qui passent dans le quatrième, des
thèmes qui à chaque fois sont harmonisés de façon
différente et qui justement se déforment, et arrivent à la fin avec
ce qu’on a voulu être le chœur sans doute le plus fou, le plus
déstructuré, même si, encore une fois, sur le plan de
l’organisation rythmique c’est le seul qui est rythmé, qui est
rythmique, qui est mesuré.
Alors, comment s’est passé le travail avec les autres ? Dès
lors
qu’il y avait ces choses là qui étaient établies,
fixées, il y a eu tout un travail de mémorisation, de maillage, pour
faire
en sorte qu’on passe d’une harmonie à l’autre, chacun tenant
compte de la façon dont les autres développent.
C’est pour ça que Médée a mis beaucoup de temps à
mûrir. C’est pour ça que, quand on écoute nous les premiers
enregistrements de Médée, aujourd’hui ils sont extrêmement
différents parce qu’il y a plein de choses qui ont évolué et
notamment il a fallu attendre d’avoir une respiration commune dans le
texte, dans
le verbe, et cela a pris beaucoup de temps.
Alors aujourd’hui les gens qui nous entendent chanter viennent nous
voir en
disant : « mais comment faites-vous, vous n’avez
aucun
repère rythmique, vous êtes ensemble sur le plan harmonique, avec des
frottements, avec des choses qui modulent, comment faites-vous sans
repères ? » Eh bien, c’est la mémoire,
c’est dix ans de pratique commune qui font qu’on arrive à
mémoriser les choses de cette façon là.
On l’a dit, Médée c’est un peu une pierre angulaire dans
l’existence d’A Filetta. Pour vous compositeur, bien sûr vous avez
continué à composer, vous avez composé avant, vous avez
composé après, mais tout de même, la barre est montée
très haut, comment vivez-vous l’après Médée ?
Parce que, encore une fois, l’ailleurs n’est plus ailleurs. Maintenant,
où allez vous chercher l’ailleurs, parce que vous avez cette soif
là ?
Vous savez, ce qui est délicat pour nous, c’est que Médée,
comme vous le disiez, est une pierre angulaire, une sorte de passage.
Et c’est vrai
qu’on a été à l’aise dans le passage, et ce qui nous
fait un peu peur pour l’après, d’ailleurs ça s’est
vérifié, puisque on a beaucoup travaillé après, on a
composé plein de choses, mais on a fait des choses qui sont devenues
sans doute,
pour l’instant, pour ce qui a été produit, des choses qui seraient
plus proches d’une forme de musique classique contemporaine que
véritablement de ce qu’on a produit avec Médée.
Bruno Coulais disait de Médée : « c’est un
OVNI », c’est quelque chose d’assez inclassable, parce que
ça module beaucoup plus que la musique traditionnelle, mais en même
temps,
c’est sur des fonctionnements de la musique traditionnelle. Ce sont des
harmonies
plus modernes, mais on y retrouve quand même les éléments essentiels
de la musique traditionnelle. Médée est une musique qui est vraiment
celle
qui nous permet de sortir de la tradition, mais qui reste quand même
enracinée, amarrée en quelque sorte à la tradition, même si on
s’en éloigne, même si on y a intégré des choses
nouvelles, il y a toujours un contact.
Ce que l’on a fait par la suite, on a fait des choses qui, à mon sens,
sortent beaucoup plus des sentiers de la tradition. Alors, ce n’est pas
qu’on
le regrette, car quand on compose, on n’a pas à se poser le problème
de savoir où on va et si on est dans des routes jalonnées, mais en
même temps, on peut très bien accéder à un type de musique
dans lequel on peut ne pas être du tout reconnu.
Parce qu’on n’est pas des classiques, on n’est pas des chanteurs de
musique contemporaine, on n’en a pas la formation, les qualités, par
contre
je pense qu’on peut dire des choses dans un langage qui s’éloigne de
celui de la tradition, on peut faire valoir des choses au niveau
notamment de la
façon de vivre le chant ensemble, de continuer à le tisser ensemble,
ça, ça me semble important.
Je crois que la différence fondamentale entre un groupe comme nous et
un
chœur classique quel qu’il soit , c’est que le chœur classique
fonctionne par rapport à quelque chose d’écrit : il y a des
pupitres, c’est réglé très souvent par quelqu’un
d’extérieur, etc. Nous, on ne peut pas fonctionner comme ça, nous, on
est obligés d’être les uns dans les autres, de s’abandonner les
uns aux autres, ça, ça ne pourra pas changer.
Par contre, on sera amenés, et on a été amenés, à
faire des choses plus mesurées, qui s’approchent plus d’une certaine
forme de musique contemporaine. Alors, est ce que les gens vont
comprendre ? Nous
mêmes, on est toujours dans l’interrogation, évidemment, quand on fait
quelque chose : quand on faisait Médée, on se
disait :
« est-ce qu’on ne s’éloigne pas trop ? Est ce
qu’on a le droit de digresser ainsi ? Est-ce qu’il ne faut pas
revenir
à des choses plus simples, faire des choses plus
accessibles ? »
et puis finalement, on est sortis de Médée avec la satisfaction
d’avoir fait quelque chose qui correspond à notre personnalité,
à notre façon de voir la musique et son évolution en Corse et
ailleurs.
Pour en revenir à votre question, c’est un peu notre interrogation.
Après, il y a aussi le fait qu’on avance dans l’âge, on avance
dans la musique, on avance dans le contact ; on a beaucoup
travaillé avec
Bruno Coulais, c’est évident qu’ensuite il y a des influences, la
musique écrite beaucoup plus, est ce qu’on sera capables à
l’avenir de continuer à produire une musique qui soit autant un OVNI
que
Médée ? Je n’ai pas la réponse.
Dès lors que l'on a des racines, on n'a pas besoin de prouver qu'on y
est
fidèle.Toutes les traditions n'ont de sens que dans la mesure où elles
évoluent. Elles évoluent naturellement depuis toujours, ne serait-ce
que
par la communication, par les civilisations qui se succèdent, se
croisent
où s'entrechoquent et quelque fois se déchirent. De là naît
une culture. Si l'on doit faire une analyse du chant polyphonique
traditionnel on ferait
le constat qu'il est endémique, c'est un chant qui manifestement a des
origines
ailleurs où il a été influencé. Il faut replacer ce chant
dans une perspective d'ouverture sur le monde, il ne faut pas faire du
suivisme et se
mettre dans les pas d'une musique dominante. Si notre musique est
ouverte, tant mieux !
Elle doit le demeurer pour continuer à être le reflet d'une
communauté qui vit, avance et évolue.
Quand on est issu de la tradition orale, avoir des racines, c'est en
même temps
extraordinaire et terriblement handicapant, parce que dès que l'on sort
du chemin,
de la tradition, on se pose sans cesse la question : "ai-je le droit de
sortir du chemin
?" Nous avons pris ce droit il y a plus de 20 ans, et ce qui nous
rassure et nous comble,
c'est que le public nous accepte tels que nous sommes et qu'il comprend
bien notre
démarche.
La tradition n'a de sens que si elle continue d'être le reflet d'une
communauté qui avance.
Se focaliser sur la défense de la langue, c'est se tromper de combat.
La langue,
si elle n'est pas celle du pain, du jour, du repas, du coucher, ce
n'est pas la peine de
se battre pour elle. Ce qui est important, c'est d'essayer de vivre par
la langue et non
pas de faire vivre la langue. Dans ce sens-là, on se considère toujours
comme des gens militants. Pas des militants qui se posent en défenseurs
d'un
sanctuaire. Un sanctuaire, ça sent déjà la mort. Notre musique,
c'est tout sauf quelque chose de proche de la mort.
En octobre 1978, naissait le groupe A Filetta. A l'époque nous ne
savions pas et
d'ailleurs, nous ne savons toujours pas, s'il s'agissait du rêve d'une
esquisse ou
de l'esquisse d'un rêve. L'esquisse d'une demeure à jamais ouverte où
pourraient venir trouver refuge, les âmes entremêlées, qui dans leur
quête d'éternité, tissent et retissent les fils de ce vieux partage
qu'est le chant. Le rêve d'un navire sans pavillon, parti de nulle part
sillonner
l'ailleurs où des phares immémoriaux pourraient peut-être un jour lui
dire : " c'est là, parmi vous, dans l'éphémère partagé
que sont les étendues éternellement heureuses. "
Vingt ans aux côtés de tous ceux qui ont la conviction que la vie est
de ces
batailles à mener dont il ne faille sortir ni vainqueur ni vaincu, mais
grandi.
Et, s'il fallait, au terme de ces quelques années que subsiste une
empreinte et
une seule, nous souhaiterions vraiment que ce soit celle de voyageurs
dont la seule
préoccupation serait de ne rien vouloir altérer. Il faut être ce que
nous sommes et l'être pleinement et ne pas chercher ni à plaire, ni à
complaire; il ne faut pas tricher avec cela.
Nous sommes un vieux groupe de jeunes chanteurs.
"A Filetta a constitué un cocon où l'on s'épanouit quelquefois
à l'abri des vicissitudes d'un quotidien agité par les soubresauts de
nos sociétés du tout-marchand où seule compte la capacité
à être plus fort que l'autre pour mieux l'écraser. Enfin, A Filetta a
également été une vraie école du partage, du travail et de
l'exigence envers soi-même." (source : A Pian' d'Avretu")
Chanter c'est, aussi et peut-être surtout, dire tendrement
des choses
puissantes et puissamment des choses tendres.Notre chant est de pierre
et d'eau. Dans ses
plis et replis, dans ses arcanes, il épouse les contours de l'âme de ce
rocher tumultueux qui nous a engendrés.
Notre chant est un chant qui consacre la mémoire, il est aussi un chant
qui
prône l’ouverture, l’accès à l’autre. Surtout, il
traduit le besoin profond de n’être que ce que nous sommes, mais à
l’être pleinement, sans complexes, en authenticité et
généreusement. Pas en essayant d’en faire un sanctuaire. Le
sanctuaire, cela sent déjà la mort.
La pratique de la polyphonie est absolument liée à
l'établissement d'un lien social. C'est peut-être ce qui explique sa
force
et le fait qu'elle ait trouvé une nouvelle raison d'exister. Pratiquer
cette
musique, tenter de lui donner un prolongement, c'est pour nous caresser
l'espoir de
rapporter les clameurs nées du campement de quelques nomades dans ce
désert
qu'est le temps.Au-delà de l’aspect technique, la polyphonie est une
musique
de partage, qui ne se conçoit que dans la complicité. Il faut bien se
connaître, beaucoup d’échanges sur le plan humain pour que cela
fonctionne. Pour qu’il y ait une cohésion entre plusieurs voix, il faut
qu’il y ait du sens à travers ce qui est chanté. C’est une
musique qui contribue à créer des rêves collectifs.
Je considère que le problème corse est spécifique, comme le
problème de n’importe quelle micro-région l’est. Parce
qu’il y a des raisons, une histoire, une géographie, propre. Mais,
j’ai toujours pensé qu’il n’est qu’une toute petite partie
d’un grand problème universel qui tient à la répartition des
richesses, à la justice, à l’équité, au respect. Du
plus petit de la chaîne au plus haut, respectons la vie dans ce qu’elle
a de
sacré, donnons à chacun les moyens de vivre dignement. Il faudra bien
trouver un jour ou l’autre les solutions du développement.
La vraie Corse est pour moi la Corse avec toutes ses composantes. Les
meurtres, les
attentats, les rivalités font aussi partie de la Corse et il ne faut
pas
évacuer cela. Mais, tout à côté il y a des gens qui
progressent, qui produisent, qui travaillent, qui essaient que cette
terre aille de
l’avant. De cela on ne parle pas, ou très peu.
Le problème corse n’est pas un problème local, il est mondial. Comme
beaucoup d’autres territoires dans le monde, face à la mondialisation,
la
Corse doit garder sa spécificité et sa culture. Le vrai enjeu est
là.
Un Continental qui change de département n’a pas le sentiment de partir
de
chez lui. Un Corse qui part de Corse s’arrache. Cela a eu une influence
très
forte sur cette volonté de maintenir, de cultiver.
Sur une île on peut avoir l’impression que tout s’arrête :
même la terre ferme !
La France a eu en Corse une politique violente, elle a essayé
d’éradiquer tout ce qui faisait la spécificité des Corses au
niveau de la langue, de la littérature. La France, par des lois
douanières
assassines, a essayé de mettre complètement par terre
l’économie corse. Cela fait aussi partie de l’histoire de France.
Aujourd’hui, cela se traduit par une violence qui a été en partie
légitime et une violence qui, en grande partie, a dérivé pour des
tas de raisons, pour des choix qui ont été faits ou pas. Parce que la
clandestinité a pris le pas sur le reste et l’on sait qu’une violence
clandestine est incontrôlable. Sous couvert d’une violence clandestine,
des
bandes armées se constituent, elles se partagent des secteurs. On est
donc
arrivé à des dérives avec, malheureusement, des gens sincères
qui se sont faits flinguer sur le terrain et des gens douteux qui ont
fait leurs
affaires. Aujourd’hui, on en est là.
J'ai toujours considéré que la violence clandestine était une erreur
originelle. Non seulement elle permet toutes les dérives, mais elle
entame notre
capacité citoyenne à prendre en charge nos responsabilités et donc
notre devenir. Enfin, elle porte en elle les germes de l'arbitraire.
Le chant a été pendant longtemps, dès la fin des années 60 et depuis le phénomène revendicatif très fort, une parole militante. Il a été le moyen de faire passer des idées. Le mouvement autonomiste s’est beaucoup appuyé sur les chanteurs. Aujourd’hui, nous sommes capables de dire avec notre langage et notre musique ce que les peuples de la terre disent avec leur langue et leur musique. Je ne pense pas que si on en était resté à quatre paroles chantées de façon militaire, on aurait fait progresser notre terre comme elle a progressé. Car, quoi qu’on en dise, durant les trente dernières années, on a fait un sacré bond en avant, même si nous qui vivons la Corse au quotidien, nous avons toujours le sentiment que les choses n’avancent pas. Les premières années ont été militantes jusqu’aux années 80, puis tout cela est devenu plus universel. On a donné à l’universel nos couleurs spécifiques. Le terme militant renvoie à une idée de combat pour... Je préfère l'appeler associatif, bénévole, naturel.Toute harmonie est inaccessible dès lors que l'on ignore l'Autre dans sa spécificité, dans son tempérament, dans son essence, mais aussi dans ses failles, ses insuffisances, ses souffrances.
Nous considérons que nous vivons dans un monde qui ne peut qu’aller dans le mur. Quand 10 % des gens de la planète se répartissent 98 % des richesses, cela ne peut pas tenir. C’est non seulement injuste, mais invivable.
Il me semble aussi dangereux de montrer la Corse du doigt (comme étant raciste) que d'affirmer la main sur le coeur que les Corses ne sont absolument pas racistes.
L’identité ne se décrète pas, elle ne se projette pas, elle se dévide dans le souffle des hommes, et la sauvegarde de l’identité passe par l’identité plus que par la sauvegarde.
"Produire du sens, tisser du lien, restaurer le respect, accepter de se construire aussi dans l’altérité".
Vu
sur le site
CafeBabelcom, le site européen http://cafebabel.com/fr/
Un grand merci à Carole de me l'avoir signalé.
Adriano Farano - Paris - 14.11.2006 Traduction : Gilles Pansu
Chanteur et leader du groupe de polyphonie corse ‘A filetta’,
Jean-Claude
Acquaviva, 41 ans, disserte sur son dernier album, les femmes de l’île
de
Beauté et la France jacobine. Le charisme de mon invité transparaît
dans ses yeux gris acier qui m'accueillent au matin d’une limpide
matinée
d’automne parisienne. Mais c’est avec sa voix, grave et hiératique,
que Jean-Claude Acquaviva a su mener son groupe, ‘A filetta’ aux
sommets de
l'art de la polyphonie corse. Un timbre a cappella qui, mêlé à celui
des six autres membres du groupe, a conquis le public de l'auditorium
de l'Institut du
Monde Arabe, le soir avant que je le rencontre.
N'oublie jamais la fougère
La salle parisienne n'était pourtant pas à la hauteur des performances
acoustiques de la petite église de village où j'ai entendu pour la
première fois chanter ‘A Filetta’. « C'est vrai », admet
Jean-Claude Acquaviva « des concerts comme celui de Rogliano [au Cap
corse] nous
permettent de conserver un lien avec notre terre. » L’homme parle
corse, une
langue largement compréhensible pour moi qui suis Italien.
’A Filetta’ cherche à préserver la simplicité qui
existait lors de la formation du groupe en 1978 par " des amateurs."
Parmi les membres de
la première heure, des "instituteurs ou des bergers" et Jean-Claude
Acquaviva, 13
ans à l’époque. "Nous avons payé de notre poche notre premier
voyage à l'étranger, dans la Sardaigne voisine", se souvient-il en
souriant. "On ne demandait rien de plus".
En 1994, l’heure du choix sonne. "Nous étions face à une
alternative," explique Acquaviva : "Continuer à nous amuser ou prendre
les choses
au sérieux. Nous avons pris la voie professionnelle, portés par l'envie
de
nous réaliser, avec l'aide du compositeur Bruno Coulais et du metteur
en
scène Jean-Yves Lazennec".
A une condition : rester fidèle à leur nom. En corse, "filetta"
signifie
"fougère", une plante très répandue sur l’île de
Beauté et "difficile à arracher car dotée de racines qui se
développent à l'horizontale", souligne Acquaviva, joignant le geste
à la parole. "D’ailleurs quand un corse quitte l'île et oublie ses
racines, on dit : ‘s'è scordatu di a filetta’ [il a oublié la
fougère]".
De l'innovation mais pas
de pop
Pour Jean-Claude Acquaviva, la musique corse doit être à l'avant-garde.
"Nous voulons être aussi populaires que les autres genres musicaux,
sinon autant
nous mettre au musée. Nos collègues qui s'opposent aux innovations me
rappellent les damnés de ‘l'Enfer’ de Dante qui furent
condamnés à marcher la tête à l'envers et à pleurer par
derrière. Pour autant, il ne faut pas perdre l'authenticité de la
musique
corse", martèle t-il. Référence implicite à ‘I
Muvrini’, autre groupe de polyphonie corse très connu, qui a
mélangé les chants traditionnels avec des sonorités pop et des fonds
sonores instrumentaux.
Le discours d’Acquaviva vaut aussi pour la politique. "On nous accuse
d'avoir
oublié notre engagement des premières années en faveur de
l'indépendance de la Corse", explique Acquaviva avant d’enfoncer le
clou.
"En réalité, nous sommes encore plus militants qu'avant."
Une Corse "annexée par la
France"
Mais quel rapport entre la question corse et le dernier album d' ‘A
Filetta’
intitulé Médée
?
"Le thème des femmes, " explique Acquaviva, qui cite même le poète
Sénèque en introduction d'une de ses chanson : ‘Nulle force au monde,
ni ouragan, ni incendie ou machine de guerre n'a la violence d'une
femme
abandonnée, ni sa force ou sa haine’. "Je vois chez Médée la
même force que chez les femmes corses qui sont descendues dans la rue
dans les années 90 pour protester contre la violence des indépendantistes."
Une violence avec laquelle Acquaviva confesse entretenir des liens
ambigus. "Nous
condamnons les crimes de sang commis par les ‘clandestins’. Mais on ne
peut
pas se contenter de condamner", glisse t-il avant de reprendre d'un ton
sérieux,
en français cette fois : "Qu'on le veuille ou non, la violence
clandestine
naît de l'injustice. Je ne suis pas pour l'indépendance, mais il ne
faut pas
oublier un fait historique irréfutable : la Corse a été
annexée par la France. Et c'est une terre beaucoup plus italienne que
française."
"Nous, par exemple, " poursuit-il - en s'adressant à moi en corse –
"nous
pouvons nous comprendre. Le problème est que notre île subit trop
d'injustices de la part de la France : les élections sont truquées, on
ne
vote pas librement. Et à chaque fois qu'on veut augmenter le niveau
d'autonomie se
déclenche une sorte de cordon immunitaire qui va préserver une
centralisation imposée par Paris."
Mais quel lien avec Médée ?
"Comme l'héroïne d'Euripide et de Sénèque, la Corse a subi une
injustice de la part de la France." Par amour pour Jason, Médée trahit
son
père et sa patrie puis se voit abandonnée par son amant dont elle se
venge
en tuant les deux fils qu'elle avait eu de lui. "Comme dans la tragédie
antique,
le pacte a été violé", lance Acquaviva avec une gestuelle toute
méditerranéenne.
Pour le chanteur compositeur, l’injustice pourrait être réparée
grâce à l'Europe. Acquaviva, sceptique sur la Constitution européenne
qu'il estime "trop libérale", considère que "la Corse a tout à
perdre si les Etats nations reprennent le dessus. Car l'Europe est
caractérisée par une notion que la France ne peut absolument pas
concevoir
: la décentralisation".
Pour 'A Filetta', l'Europe constitue surtout une occasion de dialogue
artistique. "Dans
le cadre du programme européen ‘Interreg’, [qui soutient des projets
entre régions européennes] nous avons essayé de confronter les
différents visages de Médée dans la tradition européenne. Le
spectacle a été mis en scène par le napolitain Orlando Furioso, avec
des actrices sardes, des musiciens du conservatoire de Livourne en
Toscane, et la
composition du Français Bruno Coulais."
En outre, « chaque année à Calvi, nous organisons une rencontre avec
des groupes polyphoniques du monde entier ».
Et de qui se sentent-ils les plus proches?
"Curieusement pas de nos voisins sardes, car leur chant est trop
aseptisé", dit-il
avec précaution. " J'adore les Géorgiens, qui nous ont enseigné
à chanter de façon puissante avec tendresse et de façon tendre avec
puissance", explique Acquaviva. Une énergie qui, dans les crescendos
d’’A Filetta, rappelle ainsi le vacarme tendre et fracassant de la mer
de Corse.
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